La réception de Lombroso en France (1880-1900) Paru in L. Mucchielli (Ed), Hist

La réception de Lombroso en France (1880-1900) Paru in L. Mucchielli (Ed), Histoire de la criminologie française, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 107-135. Cesare Lombroso (1835-1909) est probablement le "criminologue" du XIXe siècle le plus connu de nos jours et il n'est pas un manuel de criminologie qui ne mentionne son nom. Ce qui nous retiendra ici est l'accueil qu'on lui réserva en France. Lombroso fut assez vite critiqué dans ce pays et, dans un certain sens, l'histoire a donné raison à ces savants. Mais quels furent les arguments en présence ? Y eut-il un débat sur la théorie de Lombroso et nous est-il possible d'en reconstituer les fils cent ans après ? Nous négligerons ici le débat entre les juristes français et Lombroso, car celui-ci fut peu intense, et surtout non spécifique1. Nous analyserons en revanche les réactions des Français en nous focalisant sur les critiques formulées dans les milieux médicaux (aliénistes, médecins légistes et anthropologues ont souvent une même formation de base) afin de montrer combien l'opposition en terme d'alternative sociologique ou biologique cache en fait des relations théoriques plus complexes entre les savants français et celui que l'on appelait alors le "maître de Turin"... I) LA THÉORIE DE LOMBROSO. Avant de considérer les réactions des Français, il faut rappeler brièvement la pensée de Lombroso, en notant que sa théorie est encore souvent présentée de façon schématique. Ce faisant, on est tenté de réduire l'école positiviste italienne à la seule figure de son chef de file et de réduire la théorie de ce dernier au concept du "criminel-né" en ajoutant qu'il n'admit l'existence de "facteurs sociaux" que tardivement, et sous l'impulsion de ses contradicteurs. Cette représentation historiographique a été forgée par les adversaires même de Lombroso. Si elle n'est pas fausse, elle est en partie biaisée car la théorie du "criminel-né" ne saurait exprimer à elle seule la théorie de la criminalité de Lombroso. 1. Nous nous séparons sur ce point de l'analyse détaillée de Robert A. Nye (1986) et, dans une moindre mesure, de celle de Patrick Tort (1989) car le débat entre tenants du libre-arbitre et déterministes s'est développé en France bien avant Lombroso. En outre, on pouvait très bien s'opposer au "déterminisme biologique" de Lombroso tout en luttant contre la notion de "libre-arbitre". Chez les Français comme chez les Italiens, la discussion ne se posait pas sous forme d'alternative exclusive mais en terme d'extension relative de ces deux notions, dans les typologies de criminels, et même, au sein d'un même individu. C'est cette position médiane que représente bien en France l'extension progressive dans le code pénal des circonstances atténuantes, et que l'on retrouve formalisée dans la circulaire Chaumié (1905), dont le caractère officiel nous indique qu'elle consacre une perception de la responsabilité du criminel qui la précède de quelques décades. 1 Lombroso est connu pour un livre phare qui eut une importance considérable dans la naissance de la "criminologie", tant par l'approche qu'il proposa que par les controverses qu'il suscita2. L'Uomo delinquente parut la première fois en 1876 mais c'est à partir de sa seconde édition en 1878 que la théorie de Lombroso commença à se répandre un peu partout en Europe. Les éditions successives de L'Uomo delinquente furent l'occasion pour l'auteur d'ajouter de nouveaux faits et surtout, de modifier quelque peu ses propositions théoriques d'origines, tant sous l'influence probable de ses adversaires que sous l'influence certaine de son jeune collègue et ami, Enrico Ferri (1856-1929). La spécificité de l'approche lombrosienne, au sein même de l'école italienne, fut d'avoir insisté sur le phénomène des "criminels-nés" (terme forgé par Ferri) qui, selon les livres, représentaient environ 30% de la criminalité totale (60% au début des années 80, 30% dans les dernières éditions). En fait, Lombroso tenta de comprendre, comme Gall, Morel, Broca, Bordier, Foville et tant d'autres, le comportement criminel à l'aide de sa formation de médecin. Fondamentalement, Lombroso percevait le criminel comme un individu anormal, pathologique. Étant déviant, l'individu devait bien porter sur lui les symptômes de sa pathologie et le but de l'anthropologie criminelle était - entre autre - de déterminer ces signes. Lombroso a développé la première phase de sa théorie dans les années 70, alors qu'il travaillait dans les prisons et les asiles de la région de Pavie pour établir des critères de différenciation clairs entre les criminels et les fous. Il formula à cette époque l'idée que certains criminels "retournaient en arrière" par un effet d'atavisme. Ce retour les faisaient partager de nombreuses caractéristiques avec les peuples sauvages qui, comme beaucoup le pensait à l'époque, étaient restés à un stade infantile de l'évolution. Cette caractéristique lui permettait d'affirmer l'existence d'un "type anthropologique" spécifique aux "criminels-nés". On y insiste toujours lorsque l'on évoque sa théorie, Lombroso proposa toute une série de stigmates qui devait caractériser le type criminel atavique. Les nombreux critères qu'il retenait étaient d'ordre anatomique, mais aussi sociologiques (l'argot, les tatouages...) et "physiologiques"; comme cette fameuse insensibilité à la douleur, que le criminel-né partageait si bien avec les sauvages. Lombroso ne convainquit personne très longtemps avec cette hypothèse et il évolua assez rapidement vers la fusion des concepts de "criminel-né", de "folie morale" et d' "épileptique". 2. "Anthropologie criminelle" et "criminologie" ne sont pas au XIXe siècle, synonymes. La seconde n'est considérée, en France comme en Italie, que comme une branche de la première. La question dépasse un simple point de vocabulaire, ainsi que le cadre de cet article. 2 Pour décrire cette évolution en une phrase, on dira que le criminel-né était reconsidéré comme un individu à fond épileptoïde dont l'innéité du comportement criminel était dû à un processus atavique qui faisait de lui une espèce de "fou moral", ou, pour utiliser une autre expression qu'affectionnait Lombroso, un "crétin du sens moral". Précisons tout de même que la "folie morale" était considérée par Lombroso, à la suite de l'aliéniste anglais Maudsley, comme une variété de folie qui ne touchait que le sens moral, les facultés intellectuelles pouvant fonctionner normalement. Elle n'était donc pas synonyme pour lui de "folie" au sens large, encore moins de "démence", au sens pénal du terme. Quant à sa conception de l'épilepsie, elle se référait aux travaux de Griesinger (1867), de Jackson (1884), de Cividalli et Anato, de Reich (Das Epilepsismus, 1886); mais la typologie qu'il retint fut celle de son compatriote Tonnini (Epilessie, 1886), qui reconnut cinq variétés d'épilepsies possibles. Quant Lombroso parle d'un fond commun "épileptoïde" chez tous les criminels, ce n'est donc pas seulement aux symptômes moteurs et convulsifs que nous devons penser, mais aussi à l'épilepsie "psychique" (fréquente chez les fous moraux et les criminels-nés), "l'épilepsie sensorielle", qui se manifeste sous forme d'hallucinations, d'impulsions (fréquente chez les monomanes), "l'épilepsie mixte" etc. (Lombroso, 1895, vol. 2: 105-122). Si Lombroso essaya surtout d'établir une causalité biologique, il ne se désintéressa pas pour autant des facteurs exogènes. Dès la deuxième édition de L'Uomo delinquente en 1878, il aborda les influences néfastes de la pauvreté, de l'alcool, de l'émigration, des prisons sans cellules etc. Lombroso concevait l'anthropologie criminelle comme une science sans frontières. Il n'hésita pas ainsi à faire intervenir dans son système explicatif des disciplines qui avaient réussi à établir, tant bien que mal, un petit champ d'investigation légitime reconnue par leurs consoeurs. Il empiéta ainsi allègrement sur la discipline juridique en niant l'universalité du libre-arbitre, il emprunta au savoir psychiatrique le concept de "folie morale", celui de "type" à l'anthropologie raciale, récupéra de la zootechnie celui "d'atavisme" et prit à la médecine (semble t-il à contrecoeur) celui de "dégénérescence". Lombroso fit peu jouer dans un premier temps la théorie de la dégénérescence (qu'il réserve pour son étude des hommes de génie). Il osa même dire, bien avant Etienne Rabaud, que sa conception des processus morbides lui semblait "trop large". Lombroso admit donc l'idée d'un arrêt du développement de l'individu criminel, mais il le faisait dériver de l'atavisme et non des processus dégénérescents chers aux aliénistes et à certains médecins. La distinction peut nous sembler ici d'un faible intérêt mais comme le disait Lombroso lui-même sur ces questions de vocabulaire: "l'usage est un despote souvent aveugle"; et nous verrons 3 plus loin combien il fit ici une erreur de placement qu'il paya très cher car il allait trouver ses plus redoutables adversaires dans les partisans de la dégénérescence... Avec sa théorie liant épilepsie(s), folie morale et atavisme, Lombroso avait cherché à fédérer toutes les explications de la criminalité de l'époque ce qui lui permettait de rendre compte, pensait-il, de tous les comportements criminels, de l'assassinat au délit politique, en passant par le viol ou le vagabondage. Il échafauda très tôt un système conceptuel (ouvert...) qui divisait les criminels en différentes catégories. Il recensa toutes les corrélations qu'il observa entre les types de délits et les anomalies physiques et, - contrairement à ce qui a été parfois affirmé -, sa typologie des criminels prit très tôt en compte des facteurs endogènes (les criminels "par défaut organique") et exogènes (par "causes extérieures à l'organisme"). En tentant de concilier toutes les théories sur les criminels, Lombroso avait établi uploads/Philosophie/ mr-lombroso-en-france 1 .pdf

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