Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 77-94 LES THOMISMES ANALYTIQUES UN CAS DE SCOLASTIQU

Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 77-94 LES THOMISMES ANALYTIQUES UN CAS DE SCOLASTIQUE MÉDIÉVALE ET CONTEMPORAINE par Cyrille MICHON Centre Atlantique de Philosophie – Université de Nantes L’étiquette « thomisme analytique » a été forgée, ou au moins popularisée, par John Haldane, professeur de philosophie à l’Université de Saint Andrews, qui avait donné deux conférences sous ce titre à l’Université de Notre Dame en 1992, puis dirigé un numéro de la revue The Monist portant ce titre, et dont une conférence sur le même sujet avait été publiée dans le New Blackfriars en 1999, suivie d’une vingtaine de (très) brèves réflexions par des philosophes anglo-saxons qui pouvaient se reconnaître comme « thomistes analytiques » ou du moins comme « philosophes catholiques » (les plus connus étant Bas van Fraassen, Dagfinn Follesdal ou Charles Taylor) 1. En 2006, un livre collectif est paru sous ce titre qui reprend quelques articles du Monist, et donne la parole à plusieurs auteurs qui se reconnaissent sous ce label et à quelques intervenants critiques de l’idée même de « thomisme analytique » 2. Wikipedia consacre une entrée au « thomisme analytique », et donne une liste dans laquelle figurent deux Français, participant à ce numéro... Le petit livre de Roger Pouivet, paru, il y a quinze ans déjà, et traduit depuis en anglais, Après Wittgenstein, saint Thomas, pourrait être considéré comme le manifeste français du « thomisme analytique » 3. Enfin, la Revue des Sciences philosophiques et théologiques a publié en 2008 un article de Fergus Kerr, qui est considéré 1. John HALDANE, « Thomism and the Future of Catholic Philosophy », New Blackfriars 80 (April 1999) ; ID. (éd.), « Analytical Thomism », The Monist 80/4 (1997). 2. Craig PATERSON, Matthew S. PUGH (éd.), Analytical Thomism : Traditions in Dialogue, Aldershot, Ashgate, 2006. 3. Roger POUIVET, Après Wittgenstein, saint Thomas ?, Paris, PUF, 1997 (nouvelle édition prévue en 2013). 78 CYRILLE MICHON et se considère lui-même comme un représentant de ce « mouvement », portant pour titre « Un thomisme analytique ? », qui reprend en français le thème d’un article de 2004 paru dans Modern Theology et intitulé : « Aquinas and Analytic Philosophy : Natural Allies ? » 4. Il y a donc un programme ou un mouvement proclamé par quelques noms, dont l’importance n’est pas telle qu’on puisse encore considérer qu’il fera date. Mais le relatif succès de l’étiquette, les controverses qu’elle peut susciter, le nombre de philosophes qui sont ainsi concernés, la quasi absence des théologiens, tout cela mérite qu’on s’y arrête. Ce faisant, je ne tiens pas tant à faire cas de l’étiquette, du programme et du mouvement, que des relations réelles et possibles, entre la pensée de saint Thomas, son étude et son éventuelle défense et illustration (le « thomisme ») et ce que l’on désigne par « philosophie analytique ». Il n’est pas vraiment possible de donner ici une définition, qui réclamerait des vues sur l’histoire de la philosophie au XXe siècle 5. Je me limiterai pour l’instant à la distinction que l’on peut faire, d’une part, entre philosophie (réflexion sur un problème philosophique) et histoire de la philosophie (enquête sur l’histoire de ce problème) et, d’autre part, entre philosophie analytique (argumentative au sens classique, mais souvent devenue fortement technique avec le jeu de la spécialisation et des échanges répétés dans les revues professionnelles, surtout de langue anglaise) et philosophie continentale (méfiante à l’égard de l’argumentation et de la rationalité classiques, qu’elle contourne par d’autres voies, en dé-construisant notamment les concepts ou les principes classiques, et qui est particulièrement enracinée en France, même si elle est l’héritière de penseurs allemands comme Nietzsche et Heidegger). Je crois que le temps est passé où l’on identifiait philosophie analytique et positivisme logique, une philosophie caractérisée par sa condamnation de la métaphysique (mais il s’agissait surtout de Heidegger) comme non-sens, par l’idée que seule la science accède à la connaissance, et que seuls les énoncés empiriquement vérifiables ont une signification. Il s’agit d’un courant mort. On ne la réduit pas non plus à la seule réflexion sur le langage, le talk about talk, même si dans les années 1950 l’intérêt pour le langage ordinaire et la méthode de l’analyse du langage ordinaire était dominants. Il ne s’agissait, même alors, que d’une voie d’accès aux problèmes, et l’on abordait par là les questions de 4. Fergus KERR, « Aquinas and Analytic Philosophy : Natural Allies ? », Modern Theology 20/1 (2004), p. 123-139 ; ID., « Un thomisme analytique ? », Rev. Sc. ph. th. 92/3 (2008), p. 557-567. 5. Dagfinn FOLLESDAL dans sa contribution au volume du New Blackfriars estime plus facile d’identifier le “thomisme” que la “philosophie analytique” par une définition ou des critères. LES THOMISMES ANALYTIQUES 79 la nature de la causalité, du corps et de l’esprit ou encore de l’obligation morale. Certes, le développement de la logique et la réflexion sur les notions fondamentales de signification et de référence, tout comme les divers problèmes que rencontre toute réflexion sur le langage ont toujours occupé une grande place. Mais il est bien clair aujourd’hui que les départements de philosophie tout comme les revues qu’on n’hésite pas à qualifier d’« analytiques » présentent, à côté des rubriques « philosophie de la logique » et « philosophie du langage » ou « philosophie des sciences », celles de « métaphysique », « philosophie de l’esprit », « philosophie morale », « esthétique » et « philosophie de la religion ». Et bien entendu, il y a aussi, peut-être dans une part que l’on jugera trop faible, un enseignement de l’histoire de la philosophie, et, en tout cas, une recherche et des publications nombreuses. La pensée médiévale y occupe une place non négligeable. Et pour diverses raisons, la pensée de saint Thomas est donc largement lue par des philosophes et des historiens de la philosophie formés aux techniques et aux problèmes de la philosophie analytique. John Haldane a relevé deux types de réactions négatives. L’une viendrait de « thomistes traditionnels » soucieux de lire saint Thomas sans le déformer par des outils ou des perspectives qui n’étaient pas les siens, et, pourrait-on sans doute ajouter, dans de nombreux cas, susceptibles à l’égard d’une liberté de ton et de pensée qui peut conduire à prendre et à laisser, voire à se rapporter à saint Thomas de manière essentiellement critique ou critique sur un point essentiel (comme chez A. Kenny et R. Pasnau). La critique aura la forme « vous n’avez pas bien compris ce que dit saint Thomas » (sous-entendu : donc ce qui est vrai), ou « vous n’avez pas bien rendu sa pensée ». Le second type de réaction est ainsi formulée par un philosophe continental enseignant aux États- Unis : Nous avons été les témoins d’un récent tournant analytique chez les philosophes catholiques américains, qui considèrent que c’est la tradition analytique qui est l’héritière légitime de Thomas d’Aquin, des démonstrations serrées et précises de la Somme de théologie, et non ce que beaucoup voient comme des textes exotiques et indéchiffrables de Derrida ou comme la dissolution de la subjectivité humaine chez Foucault. La parution récente de Fides et Ratio et sa conception de la « raison » peut être comprise, et l’a été, comme un soutien pour cette conception, dont le résultat pourrait être de donner un nouveau soutien a une version analytique plus moderne de saint Thomas… Je crains que la possibilité d’une postmodernité catholique, et avec elle, un intérêt sérieux pour le postmodernisme prophétique, ne soient éclipsés ou même balayés 80 CYRILLE MICHON par un tournant vers la pensée analytique chez les philosophes catholiques. 6 On voit que cette réaction critique au thomisme analytique est en fait une réaction critique au retour du thomisme, dans une forme dite « analytique », et plus généralement à une manière classique (pré- moderne ou seulement moderne) de réfléchir et d’argumenter. Haldane fait ce commentaire Pour ce qui concerne le second groupe (postmoderne), je reconnais, comme eux, une affinité entre les orientations largement réalistes et rationalistes de la philosophie thomiste et de la philosophie analytique ; mais tandis qu’ils considèrent que c’est un problème, j’y fais bon accueil. Bien plus, je considère que leur opposition met en question la compatibilité de leur perspective générale et de leurs conceptions particulières avec la théologie catholique traditionnelle, qui s’exprime dans des documents aussi divers (mais continus) que le Credo de Nicée, les décrets des conciles et les encycliques majeures des évêques de Rome, y compris la susmentionnée Fides et Ratio […] Sans doute cette réponse commet-elle une pétition de principe quant au statut (et à la signification) de ces documents, et j’admets volontiers qu’il y a lieu de mettre en question la valeur de certaines théologies rationalistes médiévales et modernes, et que les orientations existentielles et esthétiques des penseurs continentaux sont à la fois un correctif aux tendances scientistes présentes dans la philosophie analytique et la redécouverte de certains aspects d’une pensée religieuse ancienne […]. Mais tout bien considéré, il y a au cœur uploads/Philosophie/ thomismes-analytiques-pdf.pdf

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