SPECIFICITE DE L’ETHNOPSYCHIATRIE T. Nathan 1 Précurseurs La première étude spé
SPECIFICITE DE L’ETHNOPSYCHIATRIE T. Nathan 1 Précurseurs La première étude spécifiquement ethnopsychiatrique (1961), sans doute aussi la première par son importance, a été celle que Georges Devereux a consacré aux Indiens Mohave de l'Arizona 2. Il y décrit les classifications "traditionnelles" qui sont évidemment intraduisibles : "névrose du chasseur", "psychose du scalpeur" ou du "tueur de sorcier", les maladies découlant du "refus d'assumer ses pouvoir chamaniques", celles provenant de "l'impureté des étrangers" et celles données par la fréquentation des "fantômes ennemis". Que dire de cette maladie spécifique aux hommes âgés ayant épousé une très jeune fille, sinon qu’elle dénote une grille très particulière de la perception des désordres. Les Mohave semblent même avoir construit une théorie générale de la pathologie comme conséquence de la souillure par des étrangers 3. De fait, malgré toutes les tentatives d’établissement de ponts entre une “psychopathologie” mohave et la psychopathologie occidentale, le travail de Devereux laisse l’impression d’une irréductible spécificité des conceptions locales, des liens profonds qu’entretiennent ces conceptions avec la langue et la philosophie (l’ethos ) de la société dont elles sont issues. D’ailleurs, Devereux tente de restituer cohérence et légitimité à des concepts mohave aussi complexes qu'étranges — par exemple l'action des morts dans toutes sortes d'événements : en rêve, dans la vie quotidienne, sous forme de spectres, lors des rites funéraires, dans la transmission des maladies mentales, dans les soins. Certes, pour chacune de ces notions, Devereux tente une traduction psychanalytique des concepts mohaves ; mais à chaque fois, elle ne peut le satisfaire puisque plus il les comprend, plus il se perfectionne dans leur savoir, plus ses informateurs se font précis, cohérents, techniques. On peut toujours imaginer des ponts entre des notions abstraites ; il est bien plus difficile d’en trouver entre des techniques qui se prêtent moins facilement aux jeux des métaphores. Il se heurte donc à l'infinie difficulté de retranscrire (de traduire) — non pas une langue dans une autre — mais une vision du monde dans une autre4. Dans sa recherche d'un terrain commun qui 1. Professeur de Psychologie Clinique et pathologique, Centre Georges Devereux , Université de Paris VIII. 2. Devereux G. 1961, puis 1969 : Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves. Trad. Fr. : Paris, Synth labo - Les Emp cheurs de penser en rond, 1996. 3. Aujourd hui encore les Indiens Guarani du Br sil expliquent leur nomadisme par la recherche d une terre pure , sans souillure ; une terre que n auraient pas souill les Blan 4. Cf Sybille de Pury Toumi, Claude Mesmin, Tobie Nathan Rapport de recherche: Du r le des entretiens en langue maternelle dans l interaction avec les familles migrantes et notamment de ne se justifie qu’à permettre la propre circulation du chercheur entre les deux mondes, Devereux a finalement adopté la vulgate psychanalytique. Mais à considérer ce travail pionnier, son apport essentiel restera d'avoir montré qu’un groupe social relativement restreint (un millier d'individus au moment de l’arrivée des Blancs) était capable de produire, de faire fonctionner, d'alimenter et de régénérer un système thérapeutique d'une complexité comparable à celui développé dans les sociétés occidentales avancées. Une étude de la même veine a été produite par A. Zempleni en 1968 5 au sujet des Wolofs et des Lébous du Sénégal. Il expliquait sa démarche de la manière suivante : « Le problème qu’en premier lieu nous nous posons est le suivant : comment la culture wolof-lébou décrit et construit, utilise et explique les unités psychopathologiques par le moyen de ses propres signifiants ? … Refus d’une part du système nosographique de la psychiatrie occidentale. Nous ne cherchons pas à identifier de manière immédiate les troubles mentaux observés et décrits par nos informateurs… Bref nous optons pour la conceptualisation wolof-lébou… Nous ne cherchons pas à expliquer les troubles observés ou décrits en termes psychiatriques, psycho-sociologiques, psychanalytiques ou psychologiques courants, mais nous laissons la parole aux interprétations wolof-lébou. Le système que celles-ci forment, ses principes organisateurs et sa structure constituent l’objectif final de notre recherche. »6 On voit que cette perspective pouvait s’appliquer tout aussi bien au travail de Devereux sur les Mohave ; ce que Zempleni reconnaît d’ailleurs explicitement : « Ce type d’approche n’est pas entièrement nouveau en ethnopsychiatrie. La voie a été, à notre connaissance, ouverte par G. Devereux dans son livre Mohave Ethnopsychiatry and Suicide. The psychiatric Knowledge and the Psychic disturbances of an Indian Tribe 7… » Et Zempleni commente de la manière suivante la méthode de Devereux, qu’il adopte à son tour : « … nous retiendrons de cette étude le principe méthodologique qui lui a servi de point de départ. Il s’agit d’interroger la culture elle-même sur l’image qu’elle se donne du désordre mental, sur les catégories pathologiques qu’elle distingue, sur l’étiologie qu’elle avance, sur les liens qu’elle établit entre les phénomènes de pathologie mentale et les systèmes magico-religieux, l’organisation sociale, les types d’activité, les situations qu’elle estime traumatisantes… Bref, il s’agit de montrer ce qu’est la maladie et sa thérapie pour la culture en cause. »8 leurs b n fices dans l insertion scolaire et sociale des enfants et des adolescents . Recherche MIRE/DEP, 1995. 5. Zempleni A. - L’interpr tation et la th rapie traditionnelle du d sordre mental chez les Wolof et les Lebou du S n gal. Th se. Paris, Sorbonne, 1968. 6. Zempleni, 1968, p. 49. 7. Premi re version dit e en 1961 de l ouvrage de Devereux sur les Mohaves, op. cit. Zempleni, 1968, op.cit. , p. 50. 8. Zempleni, 1968, op.cit. , p. 50. András Zempleni faisait partie d'une équipe de psychiatres et d'ethnologues qui, entre 1963 et 1973, ont entrepris de créer puis de développer le service de psychiatrie de l'hôpital de Fann à Dakar9. Ayant remarqué qu’une grande partie des soins dont bénéficiait la population se déroulait auprès des guérisseurs — les borom kham-khams (“maîtres du savoir”), les jabarkat , les bilejo , les ndöpkat 10 … — Zempleni, à l'exemple de Devereux, entreprit de classer leurs catégories, de restituer la cohérence de leur pensée, fournissant à l'équipe clinique la possibilité de recourir à leurs services. Plusieurs tentatives ont été menées dans ce sens sous l'impulsion d'Henri Collomb 11 : adresser des malades à des thérapeutes traditionnels, inviter — quoique exceptionnellement — des guérisseurs à travailler avec les médecins, s'inspirer des conceptions traditionnelles dans la mise en place des dispositifs de soins comme les villages thérapeutiques ou les groupes de discussion (pintch). L'ensemble des travaux de cette équipe a déclenché un courant de pensée qui a oscillé dix ans entre deux attirances : celle de l'antipsychiatrie d'un côté (plutôt représentée par Collomb) et celle de la psychanalyse lacanienne de l'autre 12. Ce courant a cessé de produire des hypothèses originales au moment où les chercheurs ont quitté le service de Dakar. Car ce qui caractérisait ce mouvement — que l’on a appelé un temps “l’École de Dakar” — c’était 1) qu’il s’agissait d’une équipe et non d’un chercheur isolé, comme le sont habituellement les ethnologues ; 2) que les connaissances acquises n’étaient pas “gratuites”, mais intéressées, puisque destinées à enrichir des dispositifs cliniques originaux qui, de plus, étaient adressés à une population spécifique. Il y avait fort à parier que de telles obligations produiraient des études originales et créatives. Problèmes théoriques inhérents au champ de l’ethnopsychiatrie Aujourd’hui, nous nous trouvons en charge de plusieurs problèmes conceptuels dont l’ethnopsychiatrie a hérités tels quels : 1) Une contradiction, d’abord : si les systèmes thérapeutiques culturels sont réellement spécifiques ; si de plus cette spécificité est irréductible, comme les monographies approfondies (Devereux, 1961 ; Zempleni, 1968 ; Severi, 1981 ; Kakar, 1982 ; Nathan et Hounkpatin, 1996, etc.) le laissent supposer ; à partir de quelle conceptualisation allons-nous en rendre compte ? De l’anthropologie ? De la psychiatrie ? Des systèmes culturels eux-mêmes ? Est-il encore acceptable de parler d’ethno — psychiatrie ? Où donc situer la part de la psychiatrie puisque cette discipline s’appuie sur des prémisses de type médical, totalement étrangères 9. Cette quipe, dirig e par H. Collomb, comportait au d but Norbert Le Gu rinel, Paul Martino, Marie-Th r se Montagnier, Marie-C cile et Edmond Ortigues, Mireille Petit, Jacqueline Rabain, Danielle Storper-Perez, Simone Valantin, Jacques Zwingelstein, pour ne citer que les plus connus. 10. Noms de diff rentes cat gories de gu risseurs au S n gal. Cf Zempleni 1966, 1968. 11. Collomb H. 1965 : Assistance psychiatrique en Afrique (exp rience s n galaise). Psychopathologie africaine , 1965, I, 1, 11-85 ; 1966 : Psychiatrie et cultures (quelques consid rations g n rales). Psychopathologie africaine , 1966, II, 2, 259-275. 12. Ortigues M.C., Ortigues E. 1966 : Oedipe africain. Paris, Plon. aux sociétés “traditionnelles” ? En effet, la psychiatrie, à l’exemple de la médecine, admet que : a — Il existe une nature de certains faits objectifs que cette discipline prétend décrire et analyser. D’une manière ou d’une autre, ces faits doivent être considérés comme des “maladies” atteignant un organe — que ce soit le cerveau et plus généralement le fonctionnement neurologique ou des organes uploads/Philosophie/ tobie-nathan-specificite-de-lethnopsychiatrie-pdf.pdf
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- Publié le Sep 06, 2022
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