« Tout désir est-il désir de l’autre ? »/LFIGP2014-2015/AdeMarigny 1 Introducti

« Tout désir est-il désir de l’autre ? »/LFIGP2014-2015/AdeMarigny 1 Introduction Si le désir en tant que spécificité humaine émane d’une conscience, il peut être suscité par l’autre, il peut porter sur l’autre, mais il peut aussi être envisagé dans le rapport de moi à moi, sans intervention d’un autre (par exemple, le désir de connaître). Pourtant, il semble difficile d’affirmer qu’il y aurait une sorte de désir solitaire sans aucun lien avec l’autre. Si l’homme vit avec ses congénères, ne pourrait-on pas en permanence, comme nous le montre la sociologie, invoquer le rapport constant avec les autres dans toutes les analyses faites sur l’homme ? Si tel est le cas, cela signifierait que tous nos désirs s’inscriraient dans un schéma d’influence, de mimétisme ou de confrontation avec autrui. N’est-ce pas ce qu’illustre le célèbre mythe de Narcisse car, si on peut penser qu’il y a là un désir de soi (qui serait en quelque sorte le contraire du désir de l’autre), tout un chacun sait bien que Narcisse se désire comme un autre. Le désir, qui semblait être cette impulsion toute personnelle émanant de l’individu ne serait qu’un processus imitateur rendant l’homme tributaire des autres. Un désir libérateur, provenant d’une raison droite, n’est-il pas concevable ? Trois moments permettront d’organiser la réflexion : après une interrogation sur la nature du désir en lien avec la faculté de jugement ainsi qu’avec le pouvoir de la volonté, nous proposerons de définir une sociologie des désirs en liaison inévitable avec le concept d’intersubjectivité. En dernier lieu, nous poserons le désir comme désir de puissance de s’élever à une perfection supérieure ; cette élévation ne s’effectuera pas dans une logique solitaire, mais à travers le désir de reconnaissance, et plus précisément le désir amoureux. I Le désir : produit de la capacité à bien juger Longtemps, l’homme a été défini par sa faculté à percevoir, à analyser et à comprendre : c’est la faculté de jugement, découlant de la raison. L’un des premiers courants à poser cette spécificité analytique de l’homme est le stoïcisme*. *stoïcisme : philosophie qui, parce qu’elle prend appui sur la raison et la liberté intérieure, considère que tout homme est égal à tout autre, qu’il est citoyen du monde, et à même de philosopher. Epictète (du grec epiktetos : esclave), ordonne toute sa pensée de l’homme autour du souci moral. La raison doit nous orienter vers le bien mais nous n’acceptons pas toujours de l’écouter. Dès lors, nous errons et nous servons la passion, « mouvement de l’âme irrationnel et tendance qui s’exagère » disait Zénon. C’est alors que surgissent les difficultés liées au jugement : chacun se trompe de ce qu’il croit être son propre intérêt. La question de savoir « comment bien juger ? » est peut-être la préoccupation principale de la pensée d’Epictète. Le philosophe distingue alors ce qui dépend de nous (ma pensée, ma tendance, mon désir et mon rejet ; tout ce qui me permet d’affirmer mon autonomie) et ce qui ne dépend pas de nous (le corps, la richesse, les honneurs, les hautes charges ; toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres). Cette distinction permet à l’individu de tendre vers la cohérence, c’est-à-dire de juger que ce qui est moi est libre ; il est alors inutile de tenter de maîtriser ce qui ne dépend pas de moi car, je me mets alors sous la dépendance de celui qui en a la maîtrise. Ainsi, une raison forte est forcément libre, et elle permet à l’individu de se comporter de façon vertueuse. La faculté de juger et de décider, faculté doit être maintenue ou mise dans la bonne orientation en l’ordonnant à la loi. Epictète range le désir dans « Tout désir est-il désir de l’autre ? »/LFIGP2014-2015/AdeMarigny 2 la catégorie de ce qui dépend de nous ; ainsi, mon désir provient de cette raison forte et libre qu’est la mienne. En tant que libre, cette raison ne doit dépendre d’aucun autre. C’est la pensée par soi tant prônée par la philosophie. Mon désir ne peut trouver son origine que dans ma raison. Et ce désir ne peut porter, s’il veut être bien dirigé, que vers un objet qui dépend de moi. Ainsi, dans le désir d’un autre sujet, je me place volontairement sous la dépendance de cet autre, c’est volontairement que mon désir me rend esclave d’autrui, situation violemment critiquée par Epictète. Celui qui ne soucie pas des autres ne vivra aucun mal par la faute d’autrui. Les seuls désirs qui aient un sens pour Epictète sont ceux qui émanent de moi et qui ne dépendent, pour leur accomplissement, que de moi. Cependant, si la pensée d’Epictète, notamment dans son éloge de la liberté, est séduisante, la question de savoir comment parvenir à une telle rigueur de la raison, garantie d’un désir libre, doit être résolue. C’est à travers la volonté que le désir peut s’accomplir correctement. La volonté est liée au choix de favoriser certains désirs par rapport à d’autres, et il est courant de mesurer sa force à sa résistance aux inclinations contraires. C’est l’indétermination de la volonté qui provoque une hésitation entre plusieurs désirs et l’impossibilité de fixer son désir. La volonté doit triompher sur le désir afin de le rendre toujours raisonnable et libre. C’est dans la lignée d’Epictète que s’inscrit la pensée cartésienne sur le désir. La pensée de Descartes est proche de la morale stoïcienne. Il affirme que c’est pour lui une règle de conduite de préférer réformer ses désirs plutôt que l’ordre du monde car les seules choses qui soient véritablement en notre pouvoir sont nos pensées. « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées. » Manuel, texte P. 124 L’homme n’étant pas solitaire, cette volonté droite peut-être déviée à travers le contact avec les autres. Mais cette déviance ne peut-elle pas aussi être vue comme une des déclinaisons possibles du désir? Le désir de l’autre ne peut-il pas être vu dans un sens plus positif ? II Une sociologie des désirs Ce sont les différentes formes de l’expérience du désir qui permettent de le caractériser comme énergie ou passivité. Lorsque l’expérience du désir est déceptive ou malheureuse, l’expérience est alors jugée passive ; lorsque cette expérience s’accompagne du plaisir, c’est l’individu qui est alors moteur de l’action agréable. Cependant, quand l’expérience est malheureuse, le réflexe est de rejeter la responsabilité de ce malheur sur les autres (tandis que le désir qui a connu un aboutissement heureux me semble, tout naturellement, relever de mon unique mérite). En reprenant l’idée aristotélicienne selon laquelle « L’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est le plus apte à l’imitation » (in Poétique), nous ne pouvons nier que l’homme imite en permanence, et qu’il imite de fait ce qui constitue le moteur même de toute vie humaine (Freud) : le désir. C’est dans ce sens que s’inscrit la théorie du désir mimétique de René Girard. Dans Mensonge romantique et vérité « Tout désir est-il désir de l’autre ? »/LFIGP2014-2015/AdeMarigny 3 romanesque, Girard écrit : « L'homme désire toujours selon le désir de l'Autre ». A l’origine de tous nos conflits, de toutes nos crises, explique René Girard, il y a le « désir triangulaire ». Ce désir est désir « selon l’autre », c'est-à-dire désir d’être l’autre en possédant ce qu’il possède. Non que cet objet qu’il possède soit précieux en soi, ou particulièrement intéressant ; mais le fait même qu’il soit possédé (ou qu’il puisse l’être) par l’autre auquel je cherche à m’identifier le rend désirable, irrésistible. Dans tout désir, il y a donc un sujet, un objet et un médiateur (celui qui indique au sujet ce qu’il doit désirer). Tout désir, de ce point de vue, est triangulaire. Cette théorie du désir postule, en effet, que tout désir est une imitation (mimésis) du désir de l’autre. René Girard prend ici le contre-pied de l’« illusion romantique », selon laquelle le désir que tel sujet a pour tel objet serait singulier, unique, inimitable. Le sujet entretient en effet l’illusion que son « propre » désir est suscité par l’objet de son désir (une belle femme, un objet rare) ; mais en réalité son désir est suscité par un modèle (présent ou absent) que le sujet admire et finit souvent par jalouser. Contrairement à une idée reçue, nous ne savons donc pas ce que nous désirons, nous ne savons pas sur quel objet (quelle femme, quelle nourriture, quel territoire) porte notre désir. Ce n’est qu’après coup, rétrospectivement, que nous donnons un sens à notre choix en le faisant passer pour un choix délibéré alors qu’il n’en est rien. Le désir n’existe donc que sous le rapport à l’autre. Mais comment qualifier cet autre par lequel nous désirons (et que parfois nous désirons) ; n’est-il que tentation et danger pour nous uploads/Philosophie/ tout-de-sir-est-il-de-sir-de-l-x27-autre.pdf

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