Phares 54 Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de l

Phares 54 Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du sujet : généalogie d’une impuissance pratique Ugo Gilbert Tremblay, Université de Montréal Vous qui entrez, laissez toute espérance. Dante Alighieri 1. Prolégomènes (ou la malédiction de Cassandre) La « tradition maudite ». Ainsi est-ce le nom que l’on pourrait donner à cette communauté hétéroclite de penseurs qui ont voulu passer la technique au crible de la négativité critique. Une communauté « maudite », oui, parce que tous semblent peu ou prou porter la tare d’une malédiction honteuse. Comme si le mauvais sort de Cassandre s’était pour ainsi dire abattu sur eux. Rappelons quelques grandes lignes du mythe grec : Cassandre, fille de Priam (roi de Troie), s’était vue pourvoir d’un don sisyphien, celui de pouvoir prédire l’avenir sans que personne ne puisse toutefois prêter foi à ses prédictions. C’est Apollon qui la dota de cette clairvoyance extrême, tout en la vidant de son influence pratique, frustré qu’il fut lorsque Cassandre se déroba à ses avances divines. Cassandre incarne depuis lors le symbole ingrat d’une lucidité impuissante, condamnée à se heurter éternellement au mur de l’incrédulité et de l’ignorance. Figure tragique s’il en est, car à cette fin de non-recevoir absolue, à cette sourde oreille systématique adressée à ses prophéties, s’ajoute l’opprobre d’avoir passé pour démente toute sa vie. Tel un vulgaire oiseau de malheur laissé-pour-compte, à qui ne s’offrit finalement pour seule issue que la triste réclusion d’une solitude aphasique, Cassandre assistât impuissante au déferlement des catastrophes prédites, lesquelles s’amoncelaient autour d’elle comme autant de flagellations sadiques (in)évitables. Günther Anders1, véritable Cassandre de la modernité philo- sophique, n’a résolument pas échappé aux affres de cette malédiction. Phares 55 Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du… Pis, il en constitue peut-être l’illustration la plus exemplaire, tant la force de ses mises en garde semble n’avoir eu d’égale que la faiblesse radicale de leurs retombées pratiques. Est-ce à dire que les foudres d’Apollon ont encore frappé ? Bien sûr que non. D’autant plus que les dieux se sentent eux-mêmes chétifs et frêles, désormais, devant l’hubris de notre propre puissance démiurgique. Pas de complot divin, donc. Et pas plus, nous semble-t-il, de complot humain. Le sens de cette malédiction prend dès lors une portée beaucoup plus mystérieuse, probablement liée au mystère immanent de la technique elle-même, sur lequel nous voudrions ici lever le voile, ne serait-ce que partiellement. En filigrane, notre pari consistera à renverser la fatalité mythique par une question d’apparence banale, voire même frivole : et si nous avions véritablement entendu le message de Cassandre, que se serait- il passé ? La guerre de Troie aurait-elle vraiment eu lieu ? Retraduit en termes modernes, cela reviendrait à se demander : quel sort aurait été le nôtre si nous avions vraiment prêté foi aux avertissements de cette tradition maudite ? Ou encore – et ce sera là tout l’enjeu souterrain de notre présente réflexion – où en serions-nous si l’appel désespéré d’Anders avait été pris au sérieux ? Bref : qu’en serait-il de la « suite du monde » (selon les beaux mots de Pierre Perrault) si son cri d’alarme nous était bel et bien parvenu ? Il ne s’agira évidemment pas pour nous de reconstruire la réalité historique par un vulgaire jeu de « philosophie fiction », mais bien d’écouter Anders, de prendre son message à la lettre, afin de révéler ainsi les angles morts de sa pensée, et plus spécifiquement le piège irrésistible qui la met en tension, et voire même ultimement en péril. Notre hypothèse est que l’écoute d’Anders, si elle conduit bien à une prise de conscience philosophique, voire à l’ivresse intellectuelle d’une illumination hyperlogique, ne débouche toutefois sur aucune piste d’atterrissage pratique. Un peu comme si ce n’était plus le sortilège d’Apollon qui empêchait cette fois la parole de Cassandre d’être prise au sérieux, mais bien l’emballement d’une logique structurelle implacable, inhérente au monde lui-même, qu’aucune politique de prudence ne saurait désormais conjurer. En d’autres termes, ce n’est pas pour leur soi-disant imposture que les thèses Phares 56 Commentaires d’Anders, une fois entendues, seraient tenues pour inapplicables et sans effet, mais bien pour leur vérité même qui neutralise par avance toute action, laissant en quelque sorte l’immobilité stoïque se dresser comme la seule attitude résiduelle évidente. Or il semble que cette aporie pratique se double en miroir d’une aporie théorique, ou plutôt est-ce peut-être l’aporie théorique elle- même qui révèle a posteriori l’étendue de l’impasse pratique qui lui est sous-jacente. La théorie critique de la technique peut-elle, en toute conséquence, se prévaloir du statut de critique si elle n’admet pas en même temps comme postulat l’existence d’un sujet volontaire, causa sui (et donc libre), tout au moins à titre d’idée régulatrice de la raison pratique permettant d’orienter l’action (Kant) ? Car sans la liberté du sujet – qui semble justement évacuée par cette tradition maudite –, n’est-ce pas l’horizon même de toute transformation qui s’efface ? L’entreprise critique n’est-elle pas dès lors vouée à l’échec, voire condamnée à la pure inanité descriptive d’un destin hors de contrôle ? Ce sont là des questions profondes que nous souhaitons soumettre à l’attention du lecteur, ne serait-ce que sous la forme d’esquisses obsédantes. Pour ce faire, nous serons amenés à poser conjointement les questions de la technique et de la liberté (dans le sillage de ladite mort du sujet), afin de bien mettre en relief l’enchevêtrement des impasses pratiques et théoriques en présence. Dans le but d’étayer cette démarche, nous aurons au préalable à restituer le lien filial qui relie Anders à la philosophie heideggérienne de la technique, qui avait au moins pour mérite, disons-le d’entrée de jeu, d’assumer son impuissance pratique par l’ascèse symptomatique d’un amor fati rédempteur sur la voie de l’évènement (Ereignis) de l’Être. 2. Technique et métaphysique (ou la répudiation heideggérienne du sujet) Dans sa célèbre conférence de 1953, intitulée La Question de la technique, Heidegger résume sa pensée en une formule devenue depuis lors quasi proverbiale : « L’essence de la technique n’est rien de technique2. » S’il en va ainsi pour Heidegger, c’est que la technique doit elle-même être comprise comme un évènement métaphysique, qui fait figure de destin (au sens de destination) de Phares 57 Günther Anders et Martin Heidegger. Penser la technique au temps de la mort du… l’homme occidental et qui s’établit en tant que nouveau rapport à ce qui est, à l’étant, de même que nouvelle articulation du Sein dans son ensemble. Ce nouveau rapport au monde signifie le triomphe d’une raison instrumentale déraillée (concomitante au retrait de toute borne normative (la « mort de Dieu »)) et dominée par des logiques de calcul, de rentabilité et de pure efficacité opératoire, lesquelles phagocytent peu à peu l’intégralité du réel humain en s’immisçant de façon tentaculaire jusque dans ses interstices les plus repliés. Partant de ces constats, le projet de Heidegger consiste à dévoiler les implications métaphysiques d’une telle emprise de la technique sur l’existence humaine à la lumière de la question plus générale de l’Être (question que nous laisserons ici en veilleuse pour nous consacrer plus spécifiquement à la question du sujet). Mais retenons néanmoins pour l’instant que ce qui fait la véritable originalité de la position de Heidegger, c’est l’idée que « l’essence de la technique […] n’est autre chose que la métaphysique en train de s’achever3 ». La tradition philosophique a coutume de considérer la technique comme un ensemble d’outils, de moyens ou d’instruments, que l’homme met à sa disposition et dont il entend faire usage au gré de ses intentions (bonnes ou mauvaises). Comme le résume merveilleusement Pierre Dulau, selon cette conception dominante de la technique : [L’outil] n’a pas de nécessité interne, mais une nécessité d’emprunt, externe ; sa fin ne lui est pas intimement propre, mais extérieurement hétérogène. […] Son utilité est toujours corrélative de la finalité que la volonté lui assigne de l’extérieur ; le fait qu’il s’insère ou non dans tel ou tel registre d’usage est en dernier ressort relatif au sujet qui, précisément, en use. En ce sens, l’outil est littéralement l’auxiliaire physique de la volonté, l’adjuvant qu’elle s’invente et se crée pour exercer, manifester ou bien accroître sa puissance4. La technique est dès lors conçue comme l’effectuation ou l’objectivation (essentiellement neutre) de la volonté humaine, selon le schéma classique d’un moyen mis en œuvre en vue d’une fin. Phares 58 Commentaires Une relecture récente démesurément fallacieuse de Descartes – faite à l’aune des considérations écologiques de l’heure – a cru débusquer une intention diabolique originelle dans le fameux passage du Discours de la méthode voulant que les hommes se rendent « comme maîtres et possesseurs de la nature5 ». Heidegger, quant à lui, souligne plutôt l’ancrage métaphysique de la position cartésienne, position focale qui a pour mérite de concentrer en elle les principaux points aveugles de la conception instrumentale de la technique. Il faut dire, tout d’abord, que selon l’interprétation heideggérienne de Descartes, ce dernier inaugure la métaphysique uploads/Philosophie/ guenther-anders-et-martin-heidegger.pdf

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