________________ Chroniques phénoménologiques, janvier 2016, n° 1 6 UNE AUTRE A

________________ Chroniques phénoménologiques, janvier 2016, n° 1 6 UNE AUTRE ALLEGORIE DE LA CAVERNE, ENTRE OMBRES ET LUMIERES Michel BITBOL Directeur de Recherches CNRS Archives Husserl, CNRS/ENS, 45, rue d’Ulm, 75005 Paris. Figurez-vous à nouveau des êtres humains dans une demeure souterraine creusée comme une caverne. Ils sont là depuis leur petite enfance, le corps pris dans des chaînes, en sorte qu’ils peuvent à peine bouger et sont contraints de ne voir que devant eux2. Figurez-vous également un écran blanc dépoli en face de leurs yeux, leur laissant seulement voir des formes projetées : celles de leurs corps et celles d’autres corps qu’on peut situer indifféremment soit de l’autre côté de l’écran soit à l’arrière de la caverne. D’eux-mêmes et de leurs compagnons d’infortune, ils ne voient que leurs propres ombres, ce qui leur laisse croire que les voix comme les bruits sont émis par ces ombres. Ils entretiennent une tradition métaphysique immémoriale en accord avec ce qui leur est donné à voir, et elle a l’allure d’une doctrine manichéenne expurgée de sa connotation morale. Selon cette ancienne sagesse, il n’existe que deux choses au monde, les ombres et les lumières qui les entourent. Mais les habitants de la caverne ont récemment élaboré une science (la skiacinétique3), en forgeant des hypothèses à propos du déplacement des ombres et en les testant sur l’écran où elles se manifestent. Le mouvement de la plupart des ombres visibles obéit à des lois permanentes. Seules certaines ombres semblent échapper en partie à ces lois ; ce sont celles (appelées « nos corps » par les hommes de la caverne) dont les changements sont associés à des actes volontaires. Se prévalant de cette science, un groupe de philosophes de la caverne a répandu une nouvelle doctrine : le monisme ombriste, ou simplement 2 Ces premières phrases sont une paraphrase étroite de l’allégorie platonicienne de la caverne. Voir G. Droz, Les mythes platoniciens, Seuil, 1992, p. 88. Platon, La République, VII, 514a. Voir également R. Casati, La découverte de l’ombre, Livre de poche, 2003 3 Néologisme forgé à partir des mots grecs signifiant respectivement « ombre » et « mouvement » ombrisme. Les ombristes affirment que tout ce qu’il y a se réduit aux ombres. Leurs arguments sont puissants, et ils les tiennent pour décisifs. Presque toutes les ombres sont gouvernées par un cadre légal indépendant des goûts ou des désirs des expérimentateurs. Cela prouve, soulignent-ils, qu’elles sont des réalités autonomes existant en soi dans la nature. En vertu de ce lien profond qui existe entre leur doctrine et la science nouvelle, les monistes ombristes se renomment de plus en plus souvent des monistes skiacinétistes (ou simplement skiacinétistes). L’un des principaux avantages qu’ils voient à leur affirmation doctrinale résulte de ce lien : contrairement au vieux et stérile manichéisme, le monisme skiacinétiste est porté par le progrès, sans doute illimité, de la science d’où dérive son nom. Fiers de défendre une thèse épousant la modernité, n’hésitant plus à convertir un fait de connaissance en principe ontologique, ils déclarent que tout est skiacinétique (ce qui a quand même une autre allure que de dire que tout est ombre). Par ailleurs, surenchérissent les ombristes les plus proches de l’expérience quotidienne, lorsque la lumière baisse et disparaît durant les nuits, il ne reste rien d’autre que de l’ombre. L’ombre est donc la substance authentique de toutes choses, et les ombres, seuls étants du monde, sont faites de cette étoffe. À côté de cela, les lumières ne sauraient être que des propriétés dérivées cycliquement des choses ombrées (durant des périodes qualifiées de « diurnes »), leur permettant de se rendre manifestes par effet de contraste. La science skiacinétique, concluent-ils avec assurance, découvrira certainement un jour comment les lumières sont produites par les ombres. Ne met-elle pas déjà en évidence une corrélation étonnante, aussi étroite que celle du creux et du plein, du concave et du convexe, entre les plages d’ombres et les plages de lumière sur l’écran ? Et la corrélation n’est-elle pas un signe indirect de la dépendance ontologique de la classe d’entités « lumières » vis-à-vis de la classe d’entités « ombres » ? Il est vrai qu’on constate une immense disparité d’apparence entre les ombres et les lumières, et que cela rend à première vue peu crédible que la lumière ne soit qu’une figure de l’ombre. Mais la solution à cette énigme est à portée de la main. Les mouvements inattendus de certaines grandes ombres n’émergent-ils pas de l’interaction skiacinétique de réseaux d’ombres élémentaires ? Par simple extrapolation, il est très vraisemblable que la lumière (plus inattendue encore, au regard de la qualité ombrée) soit une propriété émergente des systèmes complexes d’ombres. Il n’est pas jusqu’au comportement non- standard, téléologique plutôt que causal, des ombres singulières dénommées « nos corps », qui ________________ Chroniques phénoménologiques, janvier 2016, n° 1 7 ne pourra être réduit dans le futur à des processus purement skiacinétiques. Mais le débat philosophique de la société cavernicole ne se borne pas à un bras de fer entre manichéens et monistes ombristes. Une autre thèse, presque aussi vénérable que celle des manichéens, resurgit parfois, quoiqu’elle reste largement honnie : il s’agit de l’illuminisme, ou anombrisme, suivant lequel tout ce qu’il y a est la lumière. L’argument principal des rares membres de la secte illuministe est que, sans les lumières, il n’y aurait rien, pas même des ombres ; car après tout, on ne doit pas confondre l’ombre absolue qui s’étend la nuit, simple éclipse provisoire de l’être, et les ombres qui sont des formes découpées par l’action des vastes plages de lumière qui les entourent. Ce qui rend l’illuminisme peu populaire est que, tant qu’on a seulement accès à ce qui se manifeste sur l’écran, on ne voit pas comment expliquer la genèse des ombres à partir des lumières, et encore moins des lois rigoureuses de leur mouvement à partir de la simple qualité lumineuse. Il est vrai que les manichéens sont pour leur part confrontés à un autre défi au moins aussi sérieux : celui de rendre raison de la communication entre leurs deux substances, et d’expliquer ainsi le surprenant emboîtement, la coïncidence constante entre les contours des plages de lumière et des plages d’ombre. Mais au moins ont-ils pour eux l’évidence rassurante de ce qui se voit, le bon sens de qui sait s’en contenter, et la proposition exaltante de l’harmonie préétablie. Il est vrai aussi que les monistes ombristes sont embarrassés pour imaginer à quoi pourrait bien ressembler une explication des lumières à partir des ombres. Mais au moins ont-ils pour eux l’avenir de la skiacinétique, gros de solutions à présent inconcevables, et l’assurance tranquille de ceux qui sont portés par le vent de l’histoire, le prestige de la nouveauté, et le gage de l’efficacité. La controverse se serait arrêtée là, elle en serait restée à l’impasse d’un triple déficit d’explication, si d’autres penseurs assez singuliers du peuple de la caverne ne venaient en troubler les lignes de partage et suggérer une issue. Ces philosophes non-standard s’appellent eux-mêmes les photologues. Leur dénomination seule aurait de quoi les rendre suspects aux yeux des ombristes. N’est-elle pas dérivée du mot grec qui désigne la lumière ? N’évoque-t-elle pas dangereusement la doctrine stérile et marginale qu’est l’« illuminisme » ? Regardons-y de plus près. Les photologues évitent d’affirmer ouvertement que l’être se confond avec les lumières, que les lumières sont l’être, contrairement à leurs collègues illuministes. Ils se bornent à regarder partout attentivement et à décrire ce qu’ils perçoivent. S’ils suspendent la focalisation étroite de l’attention sur les formes obscures appelées les ombres, ils évitent tout autant de se laisser fasciner par les zones lumineuses qui entourent ces ombres. Or, ayant mené à son terme cette opération de mise en suspens des crispations ou des rétrécissements attentionnels, ayant élargi leur regard pour le rendre englobant, ce qu’ils voient n’est autre que … lumière. À l’examen soigneux et universel, délivré des concentrations exclusives sur l’un ou l’autre des termes de la dualité manichéenne, ils s’aperçoivent que si les régions claires sont évidemment lumineuses, les zones sombres le sont aussi, quoiqu’à un degré bien moindre. La lumière est partout ; par le biais de ses modulations de brillance, de son oscillation entre présence et absence, elle est la condition de possibilité de toute vision et de tout contraste. Il n’en faut pas plus pour conforter les monistes ombristes (devenus ombrageux) dans leur suspicion initiale. C’est incontestablement là une variété d’illuminisme ! Les photologues ont leur réplique toute prête, mais celle-ci reste quasiment inaudible dans un univers de pensée pré-fabriqué par le manichéisme. Nous avons vu que jamais les photologues n’ont prétendu comme les illuministes que tout ce qui existe, ce sont les plages claires en tant qu’opposées aux plages sombres. Pas plus n’ont-ils été tentés de rejoindre les monistes ombristes dans leur proclamation d’existence des seules plages sombres en tant qu’opposées aux plages claires. Lorsqu’ils parlent de la lumière, les photologues n’entendent pas l’un des deux versants de la grande opposition qui sous-tend l’antique tradition philosophique de uploads/Philosophie/ une-autre-allegorie-de-la-caverne.pdf

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