Revue Philosophique de Louvain Une nouvelle approche de la philosophie d'Ernst
Revue Philosophique de Louvain Une nouvelle approche de la philosophie d'Ernst Cassirer Steve G. Lofts Citer ce document / Cite this document : Lofts Steve G. Une nouvelle approche de la philosophie d'Ernst Cassirer. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 90, n°88, 1992. pp. 523-538. http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1992_num_90_88_6760 Document généré le 25/09/2015 ÉTUDES CRITIQUES Une nouvelle approche de la philosophie d'Ernst Cassirer* II y a peu de concepts qui soient plus élusifs, plus énigmatiques et plus complexes que celui du «symbolique»; il y en a encore moins qui soient plus riches de possibilités. Le symbolique ne se trouve pas seulement au cœur de tout ce qui est humain proprement dit, mais il fait saillie sur ce domaine dans ce qu'on peut qualifier, assez vaguement, de «réel». C'est dans et par le symbolique que la pensée et l'être, l'homme et la nature, le sensible et l'intelligible non seulement se touchent, mais s'interpénétrent et s'informent: le symbolique est, en effet, ce dont chacun d'entre eux naît originairement. Et pourtant, bien que le symbolique ne soit pas sans précédents historiques, ce n'est qu'au vingtième siècle qu'on lui a effectivement fait droit comme catégorie de pensée. L'importance de ce concept pour la pensée contemporaine étant hors de doute, on s'étonne de l'absence frappante du nom d'Ernst Cassirer dans le discours contemporain autour de la nature du symbolique. Car Cassirer s'est consacré, peut-être plus qu'aucun autre philosophe, à l'étude du symbolique dans toutes ses diverses facettes et dans la myriade de ses manifestations. De fait, depuis la mort du philosophe en 1945 la pensée d'Ernst Cassirer est tombée dans un oubli presque complet. L'ouvrage que John Krois lui a consacré contribue donc largement à fournir l'introduction longuement attendue à la pensée de Cassirer; mais il va plus loin en dissipant aussi nombre de confusions déjà anciennes concernant l'orientation philosophique globale de celui-ci. Contrairement à l'interprétation traditionnelle selon laquelle Cassirer serait un penseur appartenant à l'histoire de la philosophie moderne, Krois présente une nouvelle approche qui situe le philosophe d'Hambourg au cœur du discours contemporain, plus particulièrement dans les domaines de la sémiotique, * John Michael Krois, Cassirer: Symbolic Forms and History. Un vol. 24 x 16 de xvii-262 pp. New Haven et Londres, Yale University Press, 1987. Prix: 30$. 524 Steve Lofts du structuralisme et de l'herméneutique (p. ix). En faisant remarquer combien peu d'analyses considèrent Cassirer comme un philosophe systématique original, Krois cherche à démontrer l'unité de l'œuvre cassirerienne, du point de vue de sa structure interne et de sa genèse historique tout à la fois. Soucieux de surmonter certains préjugés fort répandus au sujet de la philosophie de Cassirer, Krois focalise son étude sur l'examen des deux fausses approches qui lui paraissent prédominantes: d'après la première, Cassirer aurait été le dernier, et sans doute le plus célèbre représentant de l'école néo-kantienne de Mar- bourg. Selon cette façon de voir, Cassirer aurait donc été le champion d'une sorte d'idéalisme subjectif, ou même d'un Bewufitseinsidealismus («idéalisme de la conscience»), lesquels insistent sur l'importance de l'épistémologie et regardent la conscience (au sens d'un cogito cartésien) comme le point de départ de toute recherche philosophique — et l'on sait combien de telles idées sont décriées aujourd'hui! Or un tel ego purement autonome et épistémologique, indépendant du corps et des conditionnements culturels, est tout à fait étranger au projet de Cassirer. En fait, il serait difficile d'imaginer position plus éloignée de notre philosophe que celle-là! En conséquence, les deux premiers chapitres de l'ouvrage de Krois sont consacrés principalement à montrer que «Cassirer n'a pas soutenu un tel primat de la conscience, mais plutôt le primat de la signification et le fait que la personne est liée à un corps» (p. 7). Selon la seconde approche prédominante relevée par Krois, Cassirer est un historien des idées qui n'aurait élaboré aucune synthèse philosophique personnelle. Dans cette perspective, la philosophie de Cassirer mènerait à une position pleinement relativiste en épistémologie, en éthique et en histoire, ce dont traitent les chapitres trois, quatre et cinq. Orientés contre l'interprétation néo-kantienne de Cassirer, les deux premiers chapitres forment quant à eux une unité très étroite en examinant le noyau théorique de sa philosophie. Considérons-les plus en détail. Un des principes centraux de la philosophie des formes symboliques consiste en ce qu'elle maintient une pluralité de manières-archétypes d' «avoir» et de comprendre un monde. Expliquons-nous. D'après ce principe, chaque forme culturelle représente une manière unique d'interpréter le monde et est régie par des «lois» de développement qui lui sont propres. Dès lors, chacune jouit d'un statut et d'un degré d'autonomie égaux dans l'ensemble des formes, et aucune ne peut être réduite à, ou même expliquée par aucune autre des formes Une nouvelle approche de la philosophie d' Ernst Cassirer 525 culturelles. Aussi existe-t-il une discontinuité radicale entre ces interprétations du monde, puisque chacune doit être envisagée comme possédant un sens du «réel» et, dès lors, un sens de la «vérité» qui lui appartiennent en propre. Dans le premier chapitre, Krois entre immédiatement au cœur théorique de cette conception, en étudiant la notion cassirerienne de «prégnance symbolique» (symbolische Pràgnanz), entendue comme condition de possibilité de la compréhension d'un monde. Le symbolique est ce «qui se retrouve dans chacune des formes spirituelles fondamentales, mais qui n'a dans aucune de ces formes une figure proprement identique» 1. Dans le second chapitre, Krois analyse le symbolique en tant qu'il se réalise dans un système de formes culturelles concrètes. Dans cette division des chapitres se reflétera d'ailleurs aussi le fait que la philosophie de Cassirer ne s'enracine pas seulement dans les principes méthodologiques de la philosophie transcendentale, mais également dans le projet philosophique qu'est la phénoménologie hégélienne. Tout au long des deux premiers chapitres, Krois montre que la vue pluridimensionnelle de la réalité que nous venons d'esquisser se situe dans le contexte d'une double critique de la philosophie traditionnelle. En premier lieu, Cassirer s'est toujours opposé à la tendance, qui caractérise l'idéalisme moderne, à vouloir réduire la richesse concrète de l'existence humaine à un ordre rationnel de systèmes conceptuels qui trouvent chacun leur place dans un système englobant tout. A travers toute l'histoire de la philosophie, «la forme pure de la logique» a constitué le «prototype et [le] modèle pour tout être et toute forme de l'esprit» 2. Et de toutes les différentes formes culturelles, «la forme logique, la forme du concept et de la connaissance» semble être «la seule à mériter une autonomie authentique et véritable» 3. A l'opposé de cette conception uni-dimensionnelle du «panlogisme», Cassirer entend fonder sa philosophie sur une approche pluridimensionnelle de la signification, approche dans laquelle le symbolique fonctionne comme condition de possibilité de la signification. L'autre critique que Cassirer adresse à la philosophie traditionnelle concerne la tendance à 1 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, t. 1 : Le langage, trad, par Ole Hansen-Love et Jean Lacoste; t. 2: La pensée mythique, trad, par Jean Lacoste; t. 3: La phénoménologie de la connaissance, trad, par Claude Fronty. Paris, Éd. de Minuit, 1972 (t. l,p.25). 2 Ibid., p. 24. 3 Ibid., p. 25. 526 Steve Lofts favoriser une conception réaliste de l'être, conception impliquée en fait par la théorie de la vérité comme correspondance. La philosophie n'a cessé de croire à l'existence d'une réalité indépendante du signe qui la représente; de plus, cette réalité jugée en soi accessible en quelque manière, fournit de la sorte une base privilégiée pour la fondation de la connaissance. Cette théorie n'accepte comme «réel» que ce qui peut, sans équivoque, être «donné»; bref, elle devient la victime du «mythe du donné». Or comme Krois le démontre à plusieurs reprises, d'après Cassirer, tout donné est toujours déjà médiatisé par un signe. En fait, c'est uniquement dans et par cette médiation que quelque chose peut être donné du tout. Aussi peut-on dire que de ce point de vue, peu de choses séparent la philosophie des formes symboliques comme théorie des signes de la sémiotique de Peirce, par exemple. Pour Krois, la philosophie des formes symboliques se présente en effet comme une transformation de la philosophie transcendantale. D'une part, explique-t-il, Cassirer est toujours resté un néo-kantien, étant donné qu'il n'a jamais renoncé à la méthode transcendentale sous la forme que celle-ci avait revêtue dans la pensée de Cohen. Mais d'autre part, Cassirer a élargi la problématique transcendantale bien au- delà du domaine que le néo-kantisme traditionnel lui avait destiné: Cassirer, en effet, applique la méthode transcendentale à ce que Krois appelle «la question plus comprehensive de la signification» (p. 43). Autrement dit, si pour Cohen le point de départ de la philosophie était le «fait de la science», tout commence pour Cassirer par «la possibilité du fait du langage. Comment se fait-il, comment est-il concevable que nous soyons capables de communiquer d'un être à un autre par ce moyen?» («Davoser Dispution», pp. 266-67: cité dans Krois, p. 44). La question centrale qui anime la pensée de Cassirer porte donc sur le fait de la compréhension intersubjective d'un monde et sur la problématique de la signification. Ce sont ses réflexions sur de tels uploads/Philosophie/ une-nouvelle-approche-de-la-philosophie-de-cassirer 1 .pdf
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- Publié le Oct 20, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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