1 Heidegger et le problème de la métaphysique (paru dans la revue DIOTI, n° VI,

1 Heidegger et le problème de la métaphysique (paru dans la revue DIOTI, n° VI, 1999, 163-204) Jean GRONDIN 1. Heidegger responsable du renouveau et de la fin de la métaphysique? Les réflexions contemporaines sur le renouveau, l’actualité, mais aussi, assez paradoxalement, celles sur la fin de la métaphysique doivent beaucoup, sinon tout, à la pensée de Martin Heidegger. Si Heidegger a d’abord promu la cause de la métaphysique au XXe siècle, c’est incontestablement parce que son projet essentiel dans Sein und Zeit était de réveiller la question fondamentale de la philosophie première, celle de l’être. « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli », proclamait, en effet, la première ligne du livre. Mais pour lever cet oubli, l’ouvrage annonçait qu’il aurait à se livrer à une « destruction » de l’histoire de l’ontologie, qu’il appellera un peu plus tard la métaphysique, et c’est cette idée de destruction (qui n’est pas vraiment destructrice au sens négatif du terme, car son propos est de redécouvrir, de manière positive, la question de l’être en décapant les recouvrements sous lesquels l’histoire de l’ontologie l’aurait enfouie) qui a conduit le second Heidegger à la thèse d’une fin de la métaphysique. Il demeure que, dans Sein und Zeit, Heidegger se proposait bel et bien de reconquérir ce que l’on peut à juste titre considérer comme le thème central de la métaphysique (celui de l’être), mais en prenant le contre-pied de la tradition métaphysique elle-même ou de ce qu’il préférait alors appeler l’histoire de l’ontologie. Dès Etre et temps, Heidegger affecte donc une certaine distance vis-à-vis de la « métaphysique », distance qui se marque d’ailleurs dès la première phrase de l’ouvrage, citée tout au long : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli, quand bien même notre temps considère comme un progrès de réaffirmer la ‘métaphysique’ »1. Si la métaphysique est ainsi 1 Sein und Zeit (1927), p. 1. Le texte de Sein und Zeit (SZ) sera cité suivant la pagination originelle (celle de l’éditeur Niemeyer à Tübingen, avec les notes marginales de Heidegger depuis la 14e éd. de 1977), puisqu’elle a été reprise dans l’édition des Œuvres complètes (GA, t. 1) et en marge de toutes les traductions françaises. Il existe deux traductions intégrales d’Etre et temps en français d’Etre et temps, qui se livrent une âpre concurrence, mais dont profitent finalement les recherches heideggériennes : la traduction « pirate », parce que hors commerce, due à Emmanuel MARTINEAU, Paris, Authentica, 1985 (qui s’est imposée depuis comme la plus universellement citée, même si elle souffre souvent de 2 présente dès la première ligne de Sein und Zeit, elle se trouve entourée de guillemets. Heidegger fait clairement allusion dans ce contexte, même s’il ne nomme personne, au renouveau de la métaphysique qui s’était fait jour chez des auteurs comme Nicolai Hartmann (qui avait publié une Métaphysique de la connaissance en 1921) ou Georg Simmel, mais aussi au sein de ce que l’on a appelé l’interprétation métaphysique de Kant à l’intérieur du néo-kantisme2 dans les premières décennies du XXe siècle. Si l’on pouvait parler d’une « réaffirmation » de la métaphysique, c’est qu’elle s’opposait à la défaveur assez générale dont souffrait la métaphysique depuis Kant. En effet, depuis la Critique de la raison pure de 1781, la métaphysique dite « dogmatique » était une science totalement discréditée, tant et si bien que les penseurs de l’idéalisme allemand, qui ont pourtant élaboré les systèmes métaphysiques les plus ambitieux que l’histoire de la pensée aient connus, se sont eux-mêmes largement gardés de présenter leurs philosophies sous le titre de métaphysique préciosité et de quelques contresens : « échéance » au lieu de « déchéance », « factice » pour « factuel », etc.) et la traduction, dite « officielle », faite par François VEZIN, Gallimard, 1986, qui a peut-être trop souvent recours a des néologismes irritants et souvent inutiles (ouvertude, util, etc.). Compte tenu de ces lacunes (mais dont il faut reconnaître qu’elles sont le tribut de toute traduction de Sein und Zeit), il ne faudrait pas oublier la première traduction du livre, sous le titre L’Etre et le temps, faite par Rudolf BOEHM et Alphonse de WAELHENS, Gallimard, 1964, mais qui ne renfermait que la première moitié (les §§ 1-44) du livre. Toutes les références à l’édition des Œuvres complètes (Gesamtausgabe, Klostermann, Francfort, depuis 1975; cinquante tomes parus d’une édition qui devrait en comprendra cent deux) se fera suivant l’indication du sigle GA, du tome et de la page. Cette édition comporte quatre grandes sections : 1) Les écrits publiés par Heidegger lui-même de 1910 à 1976 (16 tomes); 2) Les cours de Heidegger (46 tomes); 3) Les manuscrits inédits (18 tomes), dont les « Beiträge », les Apports à la philosophie de 1936-38, publiés en 1989; 4) Esquisses (20 tomes). Les éditions Gallimard ont entrepris la traduction des tomes de l’œuvre complète. 2 Cf. notamment G. FUNKE, « Die Wendung zur Metaphysik im Neukantianismus des 20. Jahrhunderts », in P. LABERGE/ F. DUCHESNEAU\ B. E. MORRISEY (Dir.), Actes du Congrès d’Ottawa sur Kant dans les traditions anglo-américaine et continentale, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1974, p. 36-76. Dans son excellent ouvrage sur le concept de métaphysique chez Heidegger, Gerd HAEFFNER (Heideggers Begriff der Metaphysik, Munich, Hohgannes Berchmans Verlag, 2e éd. 1981, p. 24 et 132) renvoie aux livres de Peter WUST, La résurgence de la métaphysique (1920), Georg SIMMEL, Vision du monde. Quatre chapitres métaphysiques (1918), Max WUNDT, Kant métaphysicien (1924) et de Nicolai Hartmann, traduit en français sous le titre Les principes métaphysiques de la connaissance, trad. par Raymond VALCOURT, Paris, Montaigne, 1945. Max Scheler parlait aussi de plus en plus de métaphysique dans ses derniers essais. Comme en témoignent les titres de ses essais importants de 1929 (Qu’est-ce que la métaphysique? et Kant et le problème de la métaphysique), Heidegger a lui-même été conduit à une explication avec la métaphysique peu après Sein und Zeit. Nous tâcherons ici de comprendre pourquoi. 3 (préférant nettement ceux de « doctrine de la science », de « philosophie de l’identité », de « système de l’idéalisme transcendantal » ou de « science de la logique »). Pour le néo-kantisme, qui s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle, il ne faisait cependant aucun doute que cet idéalisme n’était qu’une rechute dans la métaphysique. C’est donc au nom de Kant, et contre les idéalistes post-kantiens, que le néo-kantisme a réactualisé le verdict de désuétude porté sur la métaphysique par Kant. Si la philosophie devait être rigoureuse et rester « fondamentale », elle devait se transformer en réflexion épistémologique sur les conditions de possibilité des sciences. Or, cette lecture néo-kantienne avait commencé à perdre de son lustre après la Première guerre mondiale, et pour plusieurs raisons. D’une part, la réflexion de second degré sur les méthodes des sciences laissait entière la question de l’orientation humaine dans l’existence. C’est un sentiment de désorientation que la fin, abrupte pour les Allemands, de la Première guerre mondiale et l’expressionisme ambiant n’ont fait que renforcer3. On s’est donc mis à chercher chez des auteurs comme Kierkegaard, bientôt chez Nietzsche et Jaspers, une nouvelle philosophie de l’existence. D’autre part, les spécialistes de Kant avaient eux-mêmes redécouvert que si Kant avait critiqué la métaphysique traditionnelle, c’était pour frayer la voie à une métaphysique nouvelle. Il n’était donc nullement l’ennemi inconditionnel de toute métaphysique, mais celui qui voulait, au contraire, lui ouvrir un avenir en lui découvrant un espace de rigueur. Ce motif était encore manifeste dans le projet d’une « Métaphysique de la connaissance » de Nicolai Hartmann, qui cherchait surtout à prendre congé de l’idéalisme de l’épistémologie néo- kantienne. C’est ce qui l’a amené à réhabiliter un certain « réalisme », c’est-à- dire un certain sens de l’en-soi, mais toujours dans un cadre épistémologique. Pour toutes ces raisons, le terme de métaphysique était redevenu assez fréquentable à l’époque de Heidegger. 2. La primauté de la question de l’être et son rapport à la temporalité du Dasein C’est à tous ces développements que Heidegger fait écho lorsqu’il parle de la « réaffirmation de la ‘métaphysique’ » dans la première ligne de Sein und Zeit. Mais ses guillemets montrent qu’il souhaite conserver une certaine 3 Sur cette crise de la civilisation occidentale provoquée par la Grande guerre, cf. mon ouvrage Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999, p. 63 ss. 4 distance par rapport à cette nouvelle mode métaphysique4. C’est qu’elle ne lui paraissait pas assez radicale. Le renouveau de la métaphysique ne voulait à ses yeux que répondre à un vague besoin d’orientation, certes criant, mais qu’elle ne faisait qu’agraver en se bornant à restaurer des solutions ou des schèmes de pensée périmés (et Heidegger pensait certainement aussi au renouveau dont bénéficiait alors la pensée métaphysique au sein du thomisme, qui était devenu la référence absolue de l’Eglise catholique à la suite de la crise du modernisme du début du siècle). C’est parce qu’il est à la recherche d’un point de départ plus radical que Heidegger relance la question uploads/Philosophie/ jean-grondin-heid-probl-met.pdf

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