Isabelle BABIN Université Paris 8 - POLART Le « languisme » de Valère Novarina,

Isabelle BABIN Université Paris 8 - POLART Le « languisme » de Valère Novarina, Ou la langue-utopie d’une humanité nouvelle « ORIFUGE.- Dlalablim dlablim dapon, coupez-moi la tête 1 ! » « LE MORT.- Hé vos oreilles oreillissent quoi ? IiiiiiiiiiiiiiiiIIIIIiiiIiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiIIIIIIIIIIiiiIIIIIIIiiiiiii Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiidanstrouttourbonjambierre- jerrai dessaoulmusclonet d’air chaaaaassé une despiou- monnesdesblarynxes desbordsdeschanceuilsdeschan- son2.» « Hé vos oreilles oreillissent quoi ? » Tout l’enjeu est là : savoir ce qu’on entend dans le langage, ce qu’on veut y entendre aussi. Deux représentations sont pointées à la fois par « ORIFUGE » et « LE MORT » : le primat des « oreilles » et celui de la « tête », ou, dit autrement, une pensée du discours intégrant la dimension corporelle du langage3 et une autre s’appuyant sur la logique conceptuelle du sens. Deux points de vue qui situent l’humain par la conception du langage qu’ils manifestent. Or, ce qui s’entend dans le dire des deux personnages, c’est une activité qui met à mal toute conception communicationnelle du langage qui reposerait sur le seul échange des signes : sont invalidés les critères du sens, le système conventionnel qui pense la langue dans l’hétérogénéité du signifié et du signifiant, qui n’ont d’autre choix que de considérer les glossolalies, comme un énoncé hors langage car hors signification. Le paradigme des interprétations est large mais la logique reste toujours la même, celle de la norme – la langue cadastrée – et de l’écart – les « transgressions4 » à ses lois. Ce hors-langage, c’est, pour la plupart des commentateurs, celui, déviant, de la folie, une « hystérie de l’écriture5 », un « ahurissant délire6 », c’est aussi un pré-langage, un retour au « plaisir régressif7 » des lallations enfantines, ce que signifierait le terme « babil », récurrent dans l’œuvre, marque d’un désir fantasmatique de retrouver la mythique langue pré-babélienne ou l’unité primordiale orphique8. On retrouve en fait la question philosophique du solipsisme : la glossolalie est vue comme un discours autotélique où « chacun [est] enfermé dans sa parole sans destinataire9 », un discours vide, qui dirait l’indicible. 1 Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, in Théâtre, P.O.L., Paris, 1989, p. 175. 2 Valère Novarina, La Lutte des morts, in Théâtre, p. 364. 3 J’emploierai par la suite le terme de signifiance pour désigner le processus de production du sens dans l’énonciation, par opposition à une logique du sens qui ne s’intéresse qu’à l’énoncé. 4 Je renvoie ici à Jean-Paul Jacot, « Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques d’Artaud », Littérature, n° 103, octobre 1996. 5 Etienne Rabaté, « Le nombre vain de Novarina », in Valère Novarina, Théâtres du verbe, Corti, Paris, 2001, p. 49. 6 Pierre Jourde, « La pantalonnade de Novarina », Europe, n° 880-881, août-septembre 2002, p.16. 7 Etienne Rabaté, .art.cit., p.40. 8 C’est l’interprétation que propose Bettina L. Knapp pour l’ensemble de l’oeuvre, « ‘Head Plays’: Valère Novarina », French theater since 1968, Twayne Publischers, New York, 1995, p. 158-170. 9 Pierre Jourde, art.cit., p. 21. Pourtant, à « GLITAUD » que les glossolalies d’« ORIFUGE » interrogent – « Sont quoi ces sons ? » –, « PIOT » répond : « Sont rien : soliveaux du marécage piqué. […] Sont paroles vides de sens1 ». La nuance est dans le complément déterminatif. « Rien », ici, prend sa valeur ancienne positive de chose. Si « les paroles » sont « vides », elles ne le sont pas en soi, a priori ; elles sont « vides de sens ». Et absence de sens ne veut dire ni absence de paroles ni faillite du langage. Il s’agit toujours bien de langage. Simplement, le discours d’« ORIFUGE » ne désigne pas. Pragmatique, il dit, et fait dire, hors de toute herméneutique et de toute métaphysique. De fait, les glossolalies de Novarina expérimentent les possibilités d’un dire qui se soustrait aux légalités d’une langue-signe et à la dictature qu’impose la logique du sens. L’injonction « coupez-moi la tête ! » est celle d’un sujet dans le refus d’une conception instrumentale du langage, conception qui réduit le discours à un contenu et le tient dans un rapport de secondarité à la pensée, au savoir, un sujet qui se tient hors de la dialectique de la vérité et de l’erreur, dans « la décision prise une bonne fois pour toutes d’œuvrer en deçà du bien et du mal2 ». Il s’agit donc d’un ethos, d’une manière de se tenir dans sa parole, du désir d’une parole empirique par laquelle explorer l’inconnu du dire et s’inventer dans l’imprédictible tout en inventant l’autre. En effet, loin d’être autotéliques, les glossolalies, provocations à une écoute autre, déplacent l’entendre, le sollicitent nouvellement. Ici, glossolaliser, c’est se tenir dans une polarité de la parole, l’activité politique d’un je qui nécessairement implique un tu spécifique, des oreilles qui « oreillissent », pour que l’invention de ce qu’est dire sans le signe soit événement. Ainsi, la question du « MORT » constitue la glossolalie en une provocation au dire. Et c’est justement parce qu’elles appartiennent au discours que les glossolalies forcent aussi à entendre le système de l’œuvre autrement ; elles y ont leur nécessité propre, sont le diapason de la parole, le « son ut » lancé « pour entendre l’air résonner, pour savoir comment ça répond3 ». Fondamentalement éthiques et politiques, elles s’instituent en allégorie du poème4 de Novarina ; elles sont le lieu où se produit le plus radicalement « le lancer de caillou5 », c’est-à-dire le mouvement du sujet dans l’inconnu de sa parole, qui constitue son devenir. Le mot comme idole ou « l’état cadavérique du langage » Au centre de la critique : le mot, assimilé, dans l’œuvre à une langue-instrument. De façon récurrente, le mot est perçu comme iconolâtre, parce que, pris pour son seul signifié a priori, il est la marque d’une sacralisation du sens : « Voici que les hommes s’échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s’en forgeant plus qu’une monnaie6 ». Ce ne sont pas les mots en eux-mêmes qui sont visés ici, mais bien une position largement partagée : une conception réifiante et anhistorique du langage, qui cantonne le discours dans une logique communicationnelle, qui, investissant les mots d’une signification préétablie, en fait des outils « sonnants et trébuchants7 », ce que critiquait déjà Mallarmé. L’étymologie donnée par Novarina de « français » pointe d’ailleurs le destin à rebours que s’est créé cette conception du langage: c’est parce 1 Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, p. 175. 2 Valère Novarina, Devant la parole, P.O.L., Paris, 1999, p. 72. 3 Valère Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, in Le Théâtre des paroles, P.O.L., 1989, Paris, p.68. 4 Tour à tour qualifiée, de roman ou roman théâtral, de théâtre, de poème, l’œuvre critique une catégorisation par genre. Je choisis donc d’utiliser le terme poème dans le sens où Henri Meschonnic l’emploie pour désigner toute pratique artistique du langage. 5 Valère Novarina, Devant la parole, p. 65. 6 Ibid., p. 13. 7Valère Novarina, Notre parole, in Le Théâtre des paroles, p. 163. qu’elle fait du langage un moyen d’échange, qu’on peut dire que « le français », vient de « franc », nom d’une monnaie et d’un peuple qui troque1. Or, instituer le signifié équivaut à établir la langue en nomenclature, en « grand catalogue stupide du panorame des allées-et-venues des termes2 », où les mots deviennent « des cubes agençables à empiler3 ». Sous couvert d’universalité, elle devient ainsi un principe consensuel d’univocité. Et la mort, pour Novarina, est d’abord dans cette langue « éternelle et châtrée4 » qui récupère toujours le nouveau pour en faire du connu, qui impose des règles et des limites au dire, qui musèle les sujets. La langue « éternelle et châtrée » nous vient du réalisme, cratyléen, hérité de Platon. Le mot dit l’être, sa vérité. Il est avant tout nom, puisque dans cette perspective, dire est nommer. Le langage auto-suffisant est cantonné à sa fonction représentative et le sujet – sujet volontaire, maître de sa parole, possédant le langage – n’a d’autre choix que d’exprimer son rapport au réel. Une telle pensée de l’humain conduit aux dualismes : le monde est premier, le langage appartenant au domaine du savoir – la langue-nom – peut devenir secondaire à la pensée, avec le risque de se trouver confronté à l’innommable lorsqu’il défaille à atteindre et à transcrire l’objectivité transcendante du réel. Cette représentation-là, l’œuvre la dément se constituant ainsi en manifeste, et si pour « LA GRAMMAIRE », qui n’est justement pas la Grammaire, « le mot mot veut sans doute dire quelque chose dans un langage que nous n’entendons pas5 », c’est parce que Novarina oppose à la nomination réaliste6 l’appel, signifiant par là que le langage invente le monde : « Il avait renoncé à nommer. […] Il ne faisait plus de différence entre le monde et sa pensée. […] Il n’y avait plus que la pensée qui se produisait7 » – une pensée non pas antérieure à uploads/Philosophie/ valere-novarina.pdf

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