Un changement radical est à notre portée Ces six questions à Raoul Vaneigem ont

Un changement radical est à notre portée Ces six questions à Raoul Vaneigem ont été rédigées en 2007 par Javier Urdanibia, traducteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Leur première publication en français a été faite, à la suite du texte L’État n’est plus rien, soyons tout, en 2010. RAPPROCHEMENT. Au début de l’année 1961, tu envoies un texte – « Fragments pour une poétique », qui inclut quelques poèmes – à Henri Lefebvre, qui le fait parvenir à Guy Debord. Cette même année tu es déjà devenu un membre visible de l’IS. Peux-tu être un peu plus explicite sur les raisons de ton rapprochement avec l’IS ? Les destinées n’ont rien d’aléatoire. Du fond d’une ville de province où la révolte paraît vouée à l’impuissance parce que les voix insolites qui tentent de s’y élever y sont aussitôt étouffées, comment n’aurais-je pas été ébloui par Paris ? C’était une ville où, disait-on, il suffisait d’éternuer pour que le monde entier s’enrhume. Pourtant, si je n’avais pataugé dans l’ennui quotidien et la dissipation qui l’exorcise, si je n’avais vécu l’écœurement de jours inlassablement répétés et la rage de les foutre en l’air, me serais-je pris de passion pour la Critique de la vie quotidienne au point d’écrire à son auteur, Henri Lefebvre, par qui j’allais rencontrer Guy Debord et m’ouvrir à un futur, auquel j’aspirais dans le désespoir d’y atteindre jamais ? J’avais composé à l’époque un essai de poésie globale mêlant musiques, éructations phonétiques, bribes de films et dénonciations cinglantes, avec la louable intention de colérer les masses. J’y tentais d’illustrer une version subversive de la « poésie faite par tous non par un » que n’eût pas désavouée, du moins dans ses intentions, Lautréamont. Je suis resté fidèle à l’idée, empruntée à Hölderlin, d’une poésie retrouvant son sens étymologique de « poïein », faire, et sa substance fondamentale de carmen, le chant et le charme dont Orphée usa au péril de sa vie. Une des qualités majeures du mouvement situationniste aura été d’aborder par le biais de l’existence individuelle l’aspiration d’abolir un monde invivable en créant une société fondée sur le désir irrépressible de vivre. Là résidaient aussi le dépassement du groupe, voué à se scléroser, et le renvoi des individus à la création de leur propre destinée. DÉCEPTION. D’aucuns en sont venus à postuler une opposition entre « Debord comme personnage hégélien » et « l’ultraromantique Vaneigem » et son « romantisme révolutionnaire » (« bien reçu par les plus jeunes »). Y a-t-il là quelque chose de vrai ? Avais-tu conscience de l’existence de deux « styles » différents théoriquement et « vitalement » ? Après la rupture ou la séparation, comment as-tu vécu intellectuellement et pratiquement la reconstitution de ta propre cohérence individuelle, et au même temps empathique et solidaire ? Ma relation amicale avec Guy Debord s’était bâtie sur une hâte commune d’en finir avec l’univers, finissant, d’une impossible vie. Avant de tourner à la fièvre obsidionale, l’idée du groupe en péril fut le garant de notre solidarité. Nous avions le sentiment d’être mandatés par l’histoire – celle que nous faisions – pour exécuter contre la civilisation marchande la sentence de mort qu’elle avait promulguée à son encontre. Cependant, la véritable séparation, celle qui nous éloignerait, était en chacun de nous. Nous incarnions le négatif et cette négativité nous rongeait. Notre amitié était fondée sur l’exubérance hédoniste et une rigueur critique, paradoxale en ce que sa clarté jetée sur le vieux monde occultait ce qui demeurait archaïque dans nos comportements. La convergence entre La Société du spectacle et le Traité de savoir- vivre corrobora le fait que se rejoignaient par deux voies différentes l’analyse objective de Debord et la mienne, axée davantage sur la subjectivité. Il était dans la logique spectaculaire du situationnisme et de ses démarcheurs de bricoler un debordisme et un vaneigemisme sur le modèle des oppositions idéologiques pratiquées dans les arènes intellectuelles où l’affrontement prête de l’intérêt à la nullité de pensée. On est loin de la véritable question, qui est de savoir par quel manque de clairvoyance nous avons privilégié la cohérence de l’esprit en négligeant l’incohérence que le travail de l’esprit introduisait précisément dans une existence que nous nous contentions d’abandonner au culte des plaisirs au lieu d’en faire la matière première d’une conscience capable de fonder le bonheur de tous sur le bonheur de chacun. CRITIQUE DE LA RELIGION. Un des aspects les plus notables de ta production concerne l’étude des hérésies chrétiennes, considérées comme des mouvements de résistance aux dogmes et à la discipline morale et politique de l’Église (cathares, frères du Libre-Esprit, etc.). Il y a un « air de famille » entre les hérésies et le mouvement révolutionnaire moderne : insurrection et utopie. Ton petit livre Les Hérésies (1994) finit par le paragraphe suivant qu’on peut qualifier d’optimiste : « La Révolution française et le capitalisme moderne donneront un coup mortel aux religions européennes en ôtant à l’Église le pouvoir temporel et pénal. […] Catholicisme et protestantisme se réduiront peu à peu à l’état d’idéologies. Ils n’échapperont pas, dans les dernières années du XXe siècle, à la fin des totalitarismes et des formes de pensée monolithiques. » En revanche, Chomsky disait l’année dernière : « Typiquement, il existe entre les croyances religieuses extrémistes et l’industrialisation une relation inverse : plus la modernisation est importante, moins elle tolère l’extrémisme religieux. Cependant, aux États-Unis cette corrélation est totalement brisée. On peut alors parler d’une nécessité sous-développée. » C’est pourquoi ta position à ce sujet est particulièrement polémique : « Le prétendu retour des religions ne fait que traduire une de ces régressions où le passé se manifeste par une résurgence factice et passagère. Il n’y a d’archaïsmes rameutés que spectaculaires et parodiques. En arasant nos modes de croyances et de pensées traditionnelles au bénéfice du calcul à court terme, le mercantilisme planétaire a fait des religions et des idéologies politiques de simples éléments conjoncturels sur l’échiquier de ses besoins. Il les restaure et s’en débarrasse selon que le marché juge leur appoint nécessaire ou superflu. » Le revival des variantes du religieux n’intervient pas seulement aux États-Unis ; la présence lourde et réactionnaire des Églises s’est brutalement accrue dans la vieille, riche et éclairée Europe. Quelle est ton attitude actuelle face au fait religieux à nouveau omniprésent ? Et pour en rester au thème des religions, dans un temps où, de Salman Rushdie aux caricatures danoises de Mahomet, la question du niqab et du hijab, le sens du jihad ont suscité tensions et polémiques, l’édition de ton livre L’Art de ne croire en rien suivi de Livre des trois imposteurs n’a provoqué aucun type de réactions de la part des religions monothéistes. Qu’est-ce qu’il faut pour qu’elles se produisent ? En mettant fin à l’économie agraire, à son immobilisme et à l’État monarchique qui en était l’émanation, la Révolution française et les libertés marchandes ont porté un coup mortel à la religion. C’est en vain que la Restauration a voulu rétablir dans leurs droits la noblesse et l’Église. Les idéologies ont supplanté les croyances et les ont, en quelque sorte, dévorées. Or, que se passe-t-il aujourd’hui ? Le libre-échange, source du libéralisme et de ses libertés formelles, est devenu un monde clos, dont l’immobilisme n’est pas sans rappeler analogiquement celui de l’Ancien Régime, qu’il a brisé initialement. La liberté marchande est devenue une tyrannie. L’argent n’est plus investi dans le dynamisme capitaliste et l’initiative privée ; il se reproduit en vase clos, dans cette bulle financière condamnée à imploser. Ce monde n’a pas d’avenir ; l’imbécile frénésie de gagner de l’argent a vidé son présent de toute passion et de toute intelligence de vivre. Comment un tel désespoir commandité ne ramènerait-il pas dans ses filets les vieilles croyances qui ne furent jamais qu’une justification offerte à la mort : les religions et la promesse d’un bonheur posthume, le nationalisme et le suicide collectif des guerres ? Le véritable terrorisme n’est que la résignation de se détruire en épousant la logique d’un monde qui se détruit au nom du profit. Ce qui a liquidé la foi religieuse c’est une foi caricaturale, creuse, vide : la foi en l’argent. Il n’y a plus de religions, il n’y a plus que des mafias pour qui le tintamarre des vieux dogmes et des idéologies périmées ne sert qu’à couvrir le bruit du tiroir-caisse. Je ne m’inquiète pas du silence qui a accueilli mon livre De l’inhumanité de la religion, publié chez Denoël, car le tumulte des religions prétendument ressuscitées n’est que la résonance d’un tonneau vide. Le discours théologique a perdu sa substance au profit des idéologies et celles-ci se sont dévalorisées en un clientélisme œcuménique où l’envers vaut l’endroit pourvu que triomphe le pouvoir de l’argent. La déchristianisation ne cesse de progresser. L’évangélisme américain et l’islamisme servent de couverture à des affrontements de type mafieux qui achèvent de déconcerter les croyants. Le doute s’installe parmi les musulmans, révoltés tant par la barbarie de leurs luttes intestines que uploads/Philosophie/ vaneigem-changement-radical.pdf

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