GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE SPHÉRIQUE DANS LÀ PREMIÈRE COSMOLOGIE GRECQUE ' par Jea
GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE SPHÉRIQUE DANS LÀ PREMIÈRE COSMOLOGIE GRECQUE ' par Jean-Pierre VERNANT E problème que je me propose d'aborder concerne moins l'histoire de la pensée scientifique, au sens propre, que les rapports entre certaines notions scientifiques de base — une certaine image du monde — et des faits d'histoire sociale. Au début du vie siècle avant J.-C, la pensée astronomique, en Grèce, ne repose pus encore sur une longue suite d'observations et d"expériences ; elle ne s'appuie pas sur une tradition scientifique établie. S'il me fallait expliquer comment une découverte a été faite au xixe ou au xx° siècle, je devrais me référer essentiellement au développement de la science elle- même, à l'état des théories et des techniques, en bref à la dynamique interne de* recherches dans telle ou telle discipline scientifique. Mais dans la Grèce archaïque il n'y a pas encore de science constituée. Les quelques connaissances astrono- miques que les Ioniens vont mettre en oeuvre, ils ne les ont pas élaborées eux- mêmes ; ils les ont empruntées aux civilisations voisines du Proche-Orient, en particulier aux Babyloniens. Nous nous trouvons donc devant le paradoxe sui- vant : les Grecs vont fonder la cosmologie et l'astronomie. Ils vont leur donner une orientation qui va décider, pour toute l'histoire de l'Occident, du sort de ces disciplines. Dès le départ ils vont leur imprimer une direction dont nous sommes encore en partie aujourd'hui tributaires. Et pourtant ce ne sont pas eux qui depuis des siècles s'étaient livrés à un travail minutieux d'observation des astres, qui avaient noté sur des tablettes, comme l'ont fait les Babyloniens, des éphémérides signalant les diverses phases de la lune, les levers et les cou- chers des étoiles dans le ciel. Les Grecs ont donc utilisé des observations, des techniques, des instruments que d'autres avaient mis au point. Cependant ils ont intégré les connaissances, qui leur étaient ainsi transmises, dans un sys- tème entièrement neuf. Ils ont fondé une astronomie nouvelle. Comment expli- quer cette novation ? Pourquoi les Grecs ont-ils situé les savoirs emprunté? à d'autres peuples dans un cadre neuf et original ? Tel est le problème sur lequel je voudrais aujourd'hui réfléchir. Caractéristiques de l'astronomie babylonienne. L'astronomie babylonienne, très développée, possède en gros trois carac- tères : 1. Cet article a été suscité par une conférencefaite par l'auteur â l'UniversitéNouvellede Pans dans le cadre du cycleconsacré à une esquissede l'histoire de la pensée scientifique. M PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE 83 1° Elle reste intégrée à une religion astrale. Si les astronomes babyloniens observent avec beaucoup de soin l'astre que nous appelons Vénus, c'est parce qu'il s'agit pour eux d'une divinité importante : Ishtar, et qu'ils sont con- vaincus que, suivant les positions de Vénus, le destin des hommes se tournera dans un sens ou dans un autre. Le monde céleste représente à leurs yeux des puissances divines. En l'observant, les hommes peuvent pénétrer les intentions des dieux. 2° Ceux qui ont pour rôle d'observer les astres appartiennent à la catégorie des scribes. Dans la société babylonienne les scribes ont pour fonction de noter par écrit et de conserver sous forme d'archives tout le détail de la vie écono- mique. On peut dire qu'ils comptabilisent ce qui se passe dans le ciel comme ils comptabilisent ce qui se passe dans la société humaine. Dans les deux c&s les scribes agissent au service de ce personnage qui domine toute la société babylonienne et dont la charge est religieuse autant que politique : le Roi. Il est en effet essentiel pour le roi de savoir ce qui se passe dans le ciel. Son destin personnel et le salut du royaume en dépendent. Intermédiaire entre le monde céleste et le monde terrestre, il doit connaître exactement à quel moment il lui faut accomplir les rites religieux dont il a la charge. L'astronomie est donc liée à l'élaboration d'un calendrier religieux dont la mise au point est le privilège d'une classe de scribes travaillant au service du roi. 3° Cette astronomie a un caractère strictement arithmétique. Les Babylo- niens, qui ont une connaissance précise de certains phénomènes célestes, qui peuvent empiriquement prévoir une éclipse, ne se représentent pas les mouve- ments des astres dans le ciel suivant un modèle géométrique. Ils se contentent de noter sur leurs tablettes les positions des astres à la suite les unes des autres, d'en tenir le compte exact. Ils établissent ainsi des recettes arithmé- tiques permettant de prédire si un astre apparaîtra à tel moment de l'année. L'astronomie n'est pas chez eux projetée dans un schéma spatial. Caractère novateur de l'astronomie grecque Sur ces trois points l'astronomie grecque marque dès l'origine une rupture radicale. En premier lieu, elle apparaît détachée de toute religion astrale. Les « physiciens » d'Ionie — un Thaïes, un Anaximandre, un Anaximene —- se pro- posent dans leurs écrits cosmologiques de présenter une théoria, c'est-à-dire une vision, une conception générale qui rende le monde explicable sans aucune préoccupation d'ordre religieux, sans la moindre référence à des divinités ou à des pratiques rituelles. Au contraire les « physiciens » ont conscience de prendre en beaucoup de points le contrepied des croyances religieuses traditionnelles. Nous nous trouvons donc en présence d'un savoir qui d'emblée se rattache à un idéal d'intelligibilité. Les Ioniens font preuve sur ce plan d'une extraordi- naire audace. Ce qu'ils veulent, c'est que tout homme puisse comprendre à l'aide d'exemples simples, souvent empruntés à la vie quotidienne et aux pra- tiques les plus familières, comment le monde s'est constitué à l'origine. Par exemple, ils expliqueront la formation du monde par l'image d'un crible que l'on agite ou par celle d'une eau boueuse qui tourne dans un récipient, les par- ties les plus lourdes restant au centre, les plus légères allant à la circonférence. Il y a chez eux un effort pour rendre raison de l'ordonnance de l'univers d'une façon purement positive et rationnelle. 84 JEAN-PIERRE VERNANT L'ancienne image du monde. En ce sens l'image du monde que proposent les premiers « physiciens » d'Ionie apparaît radicalement différente de celle qui existait auparavant, par exemple chez Homère au vme siècle, chez Hésiode au vu". Comparons la concep- tion ancienne, l'image archaïque du monde au schéma que nous trouvons déjà bien dégagé chez Anaximandre. Vous verrez qu'il s'agit d'un changement dans la représentation même de l'espace. Pour faire comprendre ce que je veux dire, je prendrai un exemple plus familier, parce que plus récent. Pendant des siècles, pendant tout le Moyen Age à la suite de l'Antiquité, les hommes ont vécu-en pensant que la terre reposait immobile au centre de l'univers. On sait, quelle révolution intellectuelle a représentée l'abandon de cette conception au profit d'une théorie héliocentrique : la terre n'était plus immobile, elle n'était pas au centre du cosmos, le monde n'avait donc pas été fait pour l'homme, ni l'homme créé à l'image de Dieu. Cette nouvelle conception de l'espace entraî- nait ainsi une véritable transformation dans l'image que l'homme se faisait de lui-même et de ses rapports avec l'univers. La révolution intellectuelle dont j'ai à parler n'est pas moins radicale. Dans la conception d'Homère et d'Hésiode, la terre est un disque à peu près plat entouré par un fleuve circulaire, Océan, sans origine et sans fin parce qu'il se jette en lui-même. On retrouve là un thème qui apparaît déjà chez les Babylo- niens, dans ces grands états fluviaux où la terre cultivée a été péniblement gagnée sur les eaux, grâce à un système de digues et de canalisations. Aussi la genèse et la mise en ordre du monde sont-elles conçues comme un assèchement de la terre, émergeant peu à peu des eaux qui l'entourent. Au-dessus de la terre, comme un bol renversé reposant sur le pourtour de l'Océan, s'élève le ciel d'airain. S'il est dit d'airain, c'est pour marquer combien il est solide ; il est indestructible puisqu'il est le domaine des dieux. Au-dessous de la terre, qu'y a-t-il ? Pour le Grec archaïque, la terre est d'abord ce sur quoi on peut marcher en toute sécurité, une « assise solide et sûre », qui ne risque pas de tomber. Aussi imagine-t-on sous elle des racines qui garantissent sa stabilité. Où vont ces racines ? On ne le sait pas exactement. Elles s'enfoncent, dira Xénophane, à l'infini, sans limite. Aia reste, peu importe où descendent ces racines ; l'essen- tiel est qu'on soit assuré que la terre ne bougera pas. Au lieu de racines qui descendent sans fin, on peut imaginer, avec Hésiode, une immense jarre ter- minée par un col étroit d'où surgissent les racines du monde. Dans la jarre, des tourbillons de vent soufflent dans tous les sens : c'est le monde du désordre, d'un espace non encore orienté. Les cosmogonies racontent précisément com- ment Zeus, devenu roi de l'univers, a bouclé pour toujours le col de la jarre : il a scellé &•jamais cette ouverture pour que le monde souterrain du désordre, le monde où toutes les directions de l'espace sont mêlées en un chaos inextri- cable, dans la confusion du haut et du uploads/Philosophie/ vernant-jean-pierre-geometrie-et-astronomie-spherique-dans-la-premiere-cosmologie-grecque-pdf.pdf
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- Publié le Nov 09, 2022
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