La transformation des arts du Quadrivium dans l’enseignement des Facultés des a
La transformation des arts du Quadrivium dans l’enseignement des Facultés des arts1 au commencement du XIII e siècle Graziella Federici Vescovini À l’époque patristique et pendant le haut Moyen Âge la pensée chrétienne s’était affirmée par opposition à la philosophie grecque. Elle visait à comprendre le monde à partir de Dieu sans se soucier de proposer une vision de la réalité cosmique en elle-même ou de chercher la connexion causale des êtres et des lois régissant la nature. Cette insuffisance de la pensée théologique traditionnelle était déjà évidente à l’époque des croisades, lorsque l’Occident latin a été confronté au monde islamique et byzantin et que les traductions du grec et de l’arabe donnèrent aux scolastiques une première idée de la masse encyclopédique des savoirs scientifiques et philosophiques classiques qu’avaient ignorée jusque là les théologiens occidentaux2. Au XIIIe siècle, la pénétration massive d’Aristote en Occident changea radicalement la situation, car, pour la première fois, les Latins se trouvèrent devant un ensemble de disciplines scientifiques et philosophiques, fondé sur les commentateurs de l’hellénisme tardif et bien organisé aussi par les Arabes et par les Juifs. Cet événement eut d’inévitables répercussions sur les enseignements institutionnels des Facultés des arts et de la philosophie 1. A. de Libera, « Faculté des Arts ou Faculté de Philosophie ? Sur l’idée de philosophie et l’idéal philosophique au XIIIe siècle », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des Arts (Paris et Oxford XIIIe - XVe siècle), Actes du Colloque International édité par O. Weijers et L. Holtz (Studia artistarum 4), Turnhout, Brepols, 1997, p. 429-444 ; G. Dahan, « La classificazione delle scienze e l’insegnamento universitario del XIII secolo », dans Le università dell’Europa, V, le scuole e i maestri. Il Medioevo, G. P. Brizzi, J. Verger (éd.), Milano, Silvana Editoriale, 1994, p. 19-43. 2. Cf. J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne (Ambroise, Exam. I 1, 1-4), Paris, PUF, 1964 ; B. Nardi, Studi di filosofia medievale, Rome, Ed. di Storia e letteratura, 1960 ; M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Methode, 2 vols., Freiburg i. B., Herder, 1909-1911. 360 GRAZIELLA FEDERICI VESCOVINI dans la première moitié du XIIIe siècle. L’une des conséquences les plus visibles de la réception de la philosophie d’Aristote fut la définition du corpus des écrits aristotéliciens appelé vetustius par les spécialistes de l’Aristoteles Latinus3 . D’après les recueils de cette période4 (comme par exemple ceux qui se trouvent dans un manuscrit de la Stiftsbibliothek d’Admond), les ouvrages philosophiques d’Aristote montraient avant tout son intérêt pour la psychologie, la médecine, la botanique, à savoir pour la science qu’à cette époque on appelait « philosophie naturelle »5. Il est bien connu que cet intérêt a abouti aux décrets de condamnation de 1210 et de 1215 portant sur le caractère physique, naturel, médical ou « matériel » (et non pas religieux et théologique) des textes dont on venait de prendre connaissance à l’Université de Paris. Toutefois, malgré ces premières interdictions parisiennes, à la Faculté des arts de Toulouse l’étude de ces textes n’a pas été proscrite. On y lisait des textes comme le De anima d’Avicenne, appelé Liber sextus naturalium (dans la traduction de Gérard de Crémone déjà connue à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle6), ainsi que les traductions de Michael Scot, vers 12307, des ouvrages biologiques d’Aristote (comme le De animalibus), du De 3. A. Birkenmajer, « Classement des ouvrages attribués à Aristote par le Moyen Âge latin », dans Études d’histoire des sciences et de la philosophie du Moyen Âge, (Studia copernicana, I), Varsovie, Ossolineum, 1979, p. 56-71. 4. Cf. Ch. Lohr, « Medieval Latin Aristotle Commentaries. Authors », Traditio 23 (1967), p. 313- 413, 24 (1968), p. 149-245, 26 1970), p. 135-216, 27 1971), p. 251-351, 28 (1972), p. 281-396, 29 (1973), p. 93-197, 30 (1974), p. 119-144 ; Id., « The Medieval Interpretation of Aristotle », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, N. Kretzmann, A. Kenny and J. Pinborg (eds.), Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1996, p. 80-98, et cf. B. G. Dod, « Aristoteles latinus », in Id., p. 45-79. 5. A. Birkenmajer, « Le rôle joué par les médecins et les naturalistes dans la réception d’Aristote aux XIIe et XIIIe siècles », dans Études d’histoire, I, p. 1-87 ; Id., « Découverte des fragments manuscrits de David de Dinant », Revue Néo-scolastique de Philosophie, 35 (1933), p. 220-229 ; cf. aussi Id., Études d’histoire, I, p. LI ; cf. Davidis de Dinanto, Quaternulorum fragmenta, M. Kurdzialek (éd.), Varsovie, Panstwowe Wydawnictwo Naukowe, 1963, Prolegomena, p. VII, texte p. 3-94 ; G. Théry, « Essai sur David de Dinant d’après Albert le Grand et Saint Thomas », Mélanges thomistes (Bibliothèque thomiste, 6), Kain, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1925, p. 1-26 ; S. D. Wingate, The Medieval Latin Version of the Aristotelian Scientific Corpus with Special Reference to the Biological Works, Londres, The Courier Press, 1931. 6. D. A. Callus, « John Blund on the Soul », dans Autour d’Aristote, Recueil d’Etudes de philosophie ancienne et médiévale offertes à Monseigneur A. Mansion, Louvain, Publ. universitaires, 1955, en part. p. 471. 7. Cf. R. Manselli, « La corte di Federico II e Michele Scoto », in L’averroismo in Italia, (Atti dei Convegni dei Lincei, 40, Roma, 18-20 aprile 1977), Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1979, p. 63-78 ; F. van Steenberghen, « Le problème de l’entrée d’Averroès en Occident », in L’averroismo in Italia, p. 81-89. LA TRANSFORMATION DES ARTS DU « QUADRIVIUM » 361 anima d’Averroès8 et de plusieurs ouvrages astronomiques arabes tels que le De motibus celorum d’Alpetragius, sans oublier l’important classement des sciences établi par Al-Farabi, textes qui ont mis en circulation un Aristote « naturel ». Cet Aristote était lié aux doctrines biologico-médicales et à l’astronomie élaborées par des savants arabes entre le IXe et le XIIe siècle, et leur diffusion ne fut entravée ni par les interdictions successives lancées par les lettres de Grégoire IX9 aux théologiens de Paris en 1228 et en 1231, ni par celles concernant les erreurs cosmologiques à propos des sièges de l’Empyrée de 124110, ni par les interdictions de Toulouse en 1245 et de Paris en 1263, imposées par une bulle d’Urbain IV11. En 1252 l’interdiction d’enseigner les ouvrages d’Aristote à l’Université de Paris avait apparemment cessé d’être en vigueur. Les livres condamnés sont même officiellement au programme en 1255 d’après un statut de la nation anglaise, même si la condamnation ecclésiastique n’a jamais été explicitement levée. À cette date, on peut parler de la transformation de la Faculté des arts en Faculté des Arts et de philosophie. La même chose est vraie pour des œuvres ayant un caractère décidément composite, à la fois astronomique, cosmologique, psychologique et médical, telles que le De hebdomadibus de Boèce et le Liber differentiarum spiritus et anima (ou De differentia animae et spiritus) de Qusta ibn Luca12. Malgré les interdictions qui l’ont précédée, cette importante ouverture philosophique et scientifique du savoir entre la fin 8. Le scienze alla Corte di Federico II / Sciences at the Court of Frederick II, Micrologus, II, Natura, scienze e società medievali / Nature, Sciences and Medieval Societies), Turnhout, Brepols, 1994, et plus particulièrement, La lumière de l’Intellect, La pensée scientifique et philosophique d’Averroès dans son temps (Actes du IVe Colloque internationale de la SIHSPHAI, Cordoue, 9-12 décembre 1998) (Ancient and Classical Sciences and Philosophy), A. Hasnawi (éd.), Leuven, Peeters, 2011. 9. M. Grabmann, I divieti ecclesiastici di Aristotele sotto Innocenzo III e Gregorio IX (Miscellanea Historiae Pontificiae, 5), Rome, SALER, 1941. 10. À propos de la condamnation des discussions astronomiques du Paradis ou Empyrée, cf. V. Doucet, « La date des condamnations parisiennes dites de 1241 : faut-il corriger le Cartulaire de l’Université de Paris ? », Mélanges Auguste Pelzer I, Louvain, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie, 1947, en part. p. 148 ; Chartularium Universitatis Parisiensis, H. Denifle, É. Chatelain (éds.), I, Paris, Delalain, 1889, n° 128. 11. Cf. supra note 6 et M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Methode, et Id., Mittelalterliches Geistesleben, Munich, Hueber, 1926. Sur le début de l’Université de Paris, cf. N. Gorochov, Naissance de l’Université de Paris, Les écoles de Paris d’Innocent III à Thomas d’Aquin, Paris, Champion, 2012, et la contribution du même auteur au présent volume, p. 0X0X. Voir aussi en particulier L’enseignement des disciplines à la Faculté des Arts (Paris et Oxford, XIIIe-XIVe siècles), O. Weijers et L. Holtz, éds, Turnhout, Brepols, 1997. 12. Cf. J. Wilson, « Qusta ibn Luqa’s On Difference between the Spirit and the Soul in Medieval Consideration of the Internal Senses », in Corpo e anima, sensi interni e intelletto dai secoli XIII-XIV ai post.cartesiani e spinoziani (Textes et études du Moyen Âge, 30), G. Federici Vescovini, V. Sorge, C. Vinti (eds.), Turnhout, Brepols, 2005 p. 55-78. 362 GRAZIELLA FEDERICI VESCOVINI du XIIe et le début du XIIIe siècle aboutit à une réélaboration des relations entre les disciplines scientifiques de la basse latinité, classées par Boèce dans son Quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), en y introduisant la uploads/Philosophie/ vescovini2013-la-transformation-des-arts-du-quadrivium-dans-l-x27-enseignement-des-facultes-des-arts-au-commencement-du-xiiie-siecle.pdf
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- Publié le Jui 07, 2022
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