1 La question corporelle dans l'œuvre de Franco Basaglia. Notes anthropologique
1 La question corporelle dans l'œuvre de Franco Basaglia. Notes anthropologiques* Body and embodiment in Basaglia’s work. Anthropological notes RSF VOL. CXXXI - N° 1, 2007 Giovanni Pizza1 Résumé : le retour à l'œuvre de Basaglia à partir de la question de la corporéité montre qu’il n’y a pas de césure entre une première période dite phénoménologique et une seconde période politique. D’avoir initié sa recherche phénoménologique à partir de l'expérience corporelle constitue un puissant moyen critique pour déconstruire la réalité clinique produite par la nosographie psychiatrique et mise en œuvre dans l'institution asilaire. En réfléchissant sur la théorie basaglienne de l'incorporation et sur la connaissance incorporée dans l'expérience de la désinstitutionalisation, l'auteur nous invite à une intéressante relecture anthropologique qui peut donner une contribution notable à l'étude des rapports entre le corps, l'État et les pouvoirs épistémiques. Paroles clés: Basaglia, psychiatrie, anthropologie médicale, phénoménologie, engagement politique, corps, incorporation, soi, agentivité, état, désinstitutionalisation, hypocondrie. Abstract: revisiting Basaglia’s perspective on bodily experience shows that there is no split between a first period, so called phenomenological, and a second one so called political. His early phenomenological research on bodily experience is a powerful critical mean for deconstructing the clinical reality produced by psychiatric nosography and enacted in mental hospital. Focalizing on Basaglia’s idea of embodiment, and on the embodied knowledge of the deinstitutionalization experience, the Author claims for a timely anthropological re-reading in order to provide insightful contribution on the relationship between embodiment, the State and epistemic powers. Key words: Basaglia, psychiatry, medical anthropology, phenomenology, political engagement, body, embodiment, self, agency, state, deinstitutionalization, hypochondriasis. Reprendre la réflexion sur l'œuvre de Franco Basaglia à partir de la question corporelle me paraît fort utile pour renforcer la reconnaissance de la portée novatrice et encore actuelle, sur le plan scientifique et politique, de l'expérience basaglienne et du mouvement entier dont il fut un protagoniste. Mais il se trouve une difficulté notable pour ce type de travail. Parce que la centralité de la thématique corporelle dans l'œuvre de Basaglia ne se concentre pas uniquement dans les écrits qu'il a expressément consacrés au corps. L’étude de la question corporelle chez Basaglia demanderait, en effet, de considérer l’œuvre entière dans sa complexité, c'est-à-dire non seulement la production scientifique, mais aussi l’expérience pratique, qui inclut les formes de production culturelle et d’agentivité2 politique qui ont été engendrées dans ces univers de pratiques dialogiques et transformatives qu’il sut créer, précisément dans les circonstances d’importante souffrance et de violence internes à la jeune et contradictoire démocratie de notre Pays3. Cela exige une recherche *traduit de l’italien par Vanni Della Giustina 1 Chercheur confirmé auprès de la section d’anthropologie de la faculté de Médecine et Chirurgie et de Lettres et Philosophie, Université de Pérouse 2 [NdT] Composante du self, l’agentivité se définit par le fait de se vivre auteur de ses propres actions. Dans la schizophrénie, les idées d’influence, l’automatisme mental et les hallucinations acoustico-verbales sont considérés comme défaut d’agentivité. 3 *NdT+ L’auteur fait notamment allusion ici à ces années dites “de plomb” entre la fin des années ’60 et les années ’70, qui ont vu fleurir des attentats à la bombe et autres exactions violentes perpétrées par l’extrême 2 encore à mener, à laquelle je cherche ici de donner une contribution au travers de quelques notes de travail, à caractère de projet, que je tente de mettre en ordre dans le texte qui suit : en premier lieu, je voudrais montrer comment la phénoménologie acquiert chez Basaglia la force d'un équipement critique qui lui permet de déconstruire la réalité clinique implicite aux classements nosographiques, en “dés-étatisant” le savoir psychiatrique ; ensuite, je voudrais réfléchir sur les politiques de l'incorporation mises à jour par Basaglia dans la critique de l'institution ; enfin je cherche à souligner la nécessaire actualité de la contribution de Basaglia pour éclairer la dimension corporelle de la dialectique hégémonique entre le corps, l'État et les pouvoirs épistémiques. Déconstruire la réalité clinique Nous savons que durant les années cinquante du siècle passé, dans la phase où il travaille à la Clinique universitaire des maladies nerveuses de Padoue, Basaglia traverse un phase de formation par des lectures où dominent les classiques de la phénoménologie, de l'existentialisme et de la psychiatrie phénoménologique, travaux fondamentaux dans le renouvellement de la pensée de la psychiatrie classique, aussi parce qu’ils sont effectués à l'intérieur d'un parcours marxien et gramscien dont lui-même témoigne dans divers endroits où il raconte sa formation. Les deux essais de 1956 sur la dimension corporelle de l'hypocondrie, en réalité deux parties d'un unique et vaste essai qui se place au cœur de la phase dite “phénoménologique”, constituent un brillant exemple de ce que la réflexion philosophique sur le “corps vécu” prend un caractère stratégique, puisque elle est destinée à déconstruire les nosographies dans le cadre de l'élaboration d'un nouveau savoir psychiatrique. Basaglia, en effet, entend déconstruire cette “hypothétique réalité établie” (*1+, p. 342) de laquelle se soutient la psychiatrie universitaire italienne d’alors, pour situer la connaissance psychiatrique dans le cadre des relations corporelles vivantes, et non dans le simulacre d'un corps clinique réifié et objectivé. C’est ainsi que la connaissance psychiatrique peut être en même temps mise en œuvre et renouvelée dans la contextualité concrète, en abandonnant un paradigme causal de l'“explication” et en expérimentant au contraire une méthodologie de “compréhension”, qui la replace au plus près de l'expérience des personnes souffrantes. Dès lors « (…) il est nécessaire de nous détacher de toute conception objectivo-fonctionnelle référée au corps » ([1], p.162) parce que : « L'hypocondrie n'est pas seulement un symptôme, c’est un sentiment vécu, un Erlebnis4, un état particulier de conscience en étroite affinité avec le sentiment ; cela représente, en d’autres mots, une situation, un événement qui ne peut être seulement expliqué mais compris et, de ce point de vue, il n'est donc pas référable à des connaissances simplifiées » ([1], pp. 145-146). La continuité de l'intérêt de Basaglia pour la critique des nosographies psychiatriques est constante dans son parcours : quelques parties des écrits sur l'hypocondrie seront littéralement reprises dans d’autres textes sur le corps, comme c’est bien évident dans l’essai de dix ans plus tard : L'idéologie du corps comme expressivité névrotique (1966), ou dans Corps et institution (1968). Dans ce cadre, en dévoilant le caractère dogmatique des nosographies psychiatriques, Basaglia ne me semble pas intéressé à une critique idéologique qui simplement les révèle comme infondées et abstraites. Il voit dans les concepts phénoménologiques des outils pour l'action concrète, qui est nécessaire puisqu'à ses yeux il est bien clair que les nosographies, bien que théoriques, tendent à droite et l’extrême gauche italiennes. Ce sont par ailleurs les années qui voient l’aboutissement de la réforme psychiatrique en Italie : la loi 180 est votée le 13 mai 1978. Aldo Moro, cinq fois chef du gouvernement et président de la Démocratie Chrétienne, fut enlevé par les Brigades Rouges le 16 mars et assassiné le 9 mai 1978. 4 [NdT] « Husserl, pour nommer la conscience, utilise avec prédilection le terme d’Erlebnis. On traduit en français le terme d’Erlebnis par vécu. Le vécu, c’est tout ce que nous pouvons cataloguer comme : percevoir, imaginer, se souvenir, penser par concepts, juger, désirer, sentir, vouloir, etc. (…) » in Jean Beaufret,Guy Basset, De l'existentialisme à Heidegger, éd. Vrin 3 être déterminantes dans la production de la réalité clinique, surtout en absence d'une vigilance critique agissante toujours disposée à saisir les contradictions de la vie réelle. Que la pathologisation de la “réalité somatique” soit cliniquement construite ne signifie pas du tout qu'elle soit virtuelle et inexistante : au contraire, Basaglia est déjà extrêmement conscient de la dureté paradoxale des catégories diagnostiques qui prennent vie comme actes illocutoires5, voire même comme savoirs institutionnels naturalisés et incorporés comme double de la maladie elle-même. L’objectivation et la réification des processus corporels, le renoncement à saisir dans la maladie un syndrome de l'expérience, ne sont pas seulement des positions idéologiques : elles agissent pareillement dans la relation corporelle entre le psychiatre et les personnes dont il devrait prendre soin et par rapport auxquelles il assume au contraire la fonction du “bureaucrate”, en reproduisant dans ses actions physiques-mêmes la dimension étatique véhiculée dans les catégories objectivantes. Il ne s’agit donc pas seulement d'un masque idéologique à “démystifier”, puisque de telles catégories visent à modifier l’ordonnance même de la réalité, en en produisant une version clinique à travers le diagnostic lui-même. La réalité est définie par les rapports de force en vigueur dans un champ qui est au-delà du champ clinico-psychiatrique et qui l'inclut : durant ces années-là, de tels rapports ont eu une profondeur historique évidente qui se réfère à l'alliance entre l’État national et la psychiatrie, depuis la période de l'unification nationale6 jusqu'à celle du fascisme. L'objectif de Basaglia s’inscrit au contraire pleinement dans le sens profondément démocratique de la Constitution italienne selon laquelle était déjà très claire la relation entre malaise et inégalité, entre santé et justice sociale (article 3 ; article 32). Il agit donc en une posture post-résistancielle7, constituante, et la phénoménologie uploads/Philosophie/ laquestioncorporelle-pizza-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 21, 2021
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