1 Francis Wolff in Philosophie, Bulletin de Liaisons, n° 8-9, juillet 1995, pp.

1 Francis Wolff in Philosophie, Bulletin de Liaisons, n° 8-9, juillet 1995, pp. 5-24 L’enseignement de la philosophie dans l’académie de Versailles, CRDP Une version plus complète de ce travail est publiée au Chapitre 5 du livre de Francis Wolff : L'être, l'homme, le disciple, PUF, collection Quadrige, 2000, sous le titre: « L'homme heureux a-t-i des amis ? (Figures entrecroisées de l'amitié chez Aristote et Epicure) ». L 'homme heureux a-t-il des amis ? Perspectives sur les théories aristotélicienne et épicurienne de l'amitié L'homme heureux a-t-il des amis? La question n'est pas saugrenue. Elle engendre des paradoxes, elle est à la croisée de préoccupations éthiques, anthropologiques, politiques. Commençons par l'exposer abstraitement. On y voit se dessiner une sorte de casse-tête logique où se croisent les définitions de l'amitié, de l'utilité et du bonheur. D'un côté, l'affaire paraît entendue : c'est évident, l'homme heureux a des amis. D'abord parce que, justement, sans amis, laissé à lui-même, isolé, abandonné de tous, tout homme serait le plus malheureux des hommes. Donc l'homme heureux a des amis, et si possible, nombreux, fidèles et eux-mêmes heureux. C'est même là la seule définition possible de l'homme heureux. Oui, mais voilà, si l'homme était vraiment heureux, il n'aurait besoin de rien ni de personne, il n'aurait donc pas d'amis, il se suffirait à lui-même. Quel est ce manque en lui qui le pousse vers un autre? Quelle insatisfaction l'anime de ne pouvoir rester seul, de ne pouvoir se contenter d'être lui-même, d'être en relation avec soi? Quel secret aiguillon l'empêche d'être heureux? S'il était heureux, parfaitement heureux, il serait « autarcique », autosuffisant, sans amis, comblé de ce qu'il est ou de ce qu'il a lui-même, sans dépendre des autres, de ce qu'ils sont, de ce qu'ils ont. C'est même là la définition nécessaire de l'homme heureux. On voit un moyen de sortir de la difficulté. On dira donc : l'homme heureux a des amis et c'est précisément pour cela qu'il est heureux ; l'homme ne peut pas être heureux sans amis, pas plus qu'on pourrait l'être, malade ou miséreux. Ce qui prouve que l'amitié est une composante du bonheur ni plus ni moins que la santé ou la richesse. L'homme heureux est comblé, il se porte bien, vit dans l'aisance et a beaucoup d'amis, ce sont là ce qu'on appelle des « biens extérieurs » indispensables au bonheur. Le paradoxe est ainsi résolu: l'homme heureux a des amis non parce qu'il est heureux mais parce qu'il a des amis. Mais c'est là que le premier paradoxe en engendre un autre. Si l'ami est, comme la richesse ou la santé, un des « biens extérieurs » nécessaires à l'homme heureux, c'est que nos amis ne sont ni plus ni moins pour nous que des êtres qui 2 nous sont utiles. Si nous avons besoin de nos amis, en quoi sont-ils des amis? On dira: bien entendu, l'ami est justement celui sur qui on peut compter, «en cas de besoin», comme on dit... Serait-il un ami celui qui se défilerait devant le service à rendre, le coup de main dans la difficulté, la consolation dans la détresse? L'ami se définit justement par ce «en cas de besoin» : l'ami des jours heureux est comme une assurance prise dans le bonheur contre le malheur, une prévision de l'imprévisible. Et c'est même là la seule vraie et solide définition de l'ami, de l'ami solide et vrai. Certes, mais alors on répondra : si l'ami est celui dont on a besoin, alors il ne nous est qu'utile, un simple moyen dont on se sert et non un être à aimer. Que reste-t-il de l'ami si ce n'est pas pour lui-même qu'on l'aime? On a besoin des autres, du plombier pour réparer la tuyauterie, du boulanger pour faire le pain, des voisins pour les petits services quotidiens ; le besoin qu'on a d'eux n'empêche pas les bonnes relations sociales et même la courtoisie, « bonjour bonsoir ; et encore merci ». Mais l'ami, c'est autre chose, c'est l'être à qui nous lie l'amitié et non la nécessité, le besoin de ceci de cela, de la maison ou du pain. On n'attend rien de lui et surtout pas de « retour d'ascenseur ». L'ami des jours heureux est justement celui qu'on aime parce que, à la différence des autres, aucun lien d'utilité ou de nécessité ne nous rattache à lui. C'est même là la seule authentique et pure définition de l'ami, de l'ami pur et authentique. On voit un moyen de sortir de la difficulté. On dira donc; l'ami vrai est celui qu'on aime pour lui-même dans le bonheur et pour les besoins qu'il comble dans le malheur. Mais c'est pour retomber sur l'autre paradoxe. En quoi alors, et en vue de quoi donc, l'homme heureux - l'homme toujours et parfaitement heureux - aurait-il besoin d'amis s'il est, par définition, sans besoin? Nous sommes au rouet, comme aurait dit Montaigne. L'homme comblé n'a pas besoin d'amis et se suffit à lui-même, mais il ne peut être comblé que par l'amitié qui le lie à d'autres. L'ami vrai est celui qui nous est indispensable, mais il ne peut être ami qu'à condition de n'être pas nécessaire. Le premier paradoxe ne se résout qu'en nous rejetant dans le second, qui, à son tour, nous renvoie au premier etc. Ce paradoxe biface met en jeu trois concepts et leur propre tension interne; l'ami, le besoin, le bonheur. L’ami, est-ce celui dont on a besoin ou celui dont on n'a pas besoin? Le bonheur, est-ce la vie pure de tout besoin d'autrui ou la vie partagée avec autrui? Le besoin d'amis, est-ce l'indice de notre impossibilité à être heureux ou la voie nécessaire à notre bonheur? Etc. Ces trois contradictions installent l'instabilité au coeur de l'anthropologie. Ce paradoxe biface nous met au rouet, comme il a mis au rouet toute la philosophie ancienne. II traverse les réflexions d'Aristote comme d'Epicure sur l'amitié, puisque l'un comme l'autre font de la philia un des centres de la réflexion éthique. Pour comprendre pourquoi et comment l'un et l'autre réservent cette place à la philia, il faut faire un détour sur ce qu'elle désigne pour eux ; et d'abord pour Aristote. 3 Aristote constitue le concept éthique d'« amitié» par une double spécification. On sait que, jusqu'à Platon, le mot« philia » désigne une sorte de relation cosmique, une affinité qui relie tous les êtres et les tient unis. Dans le Lysis encore, où pourtant la réflexion sur la philia est centrée sur l'amitié humaine, celle-ci conserve ses traits cosmologiques; et contrairement à ce que l'on trouvera dans les éthiques aristotéliciennes, la réflexion socratico-platonicienne sur la philia dans le Lysis n'est pas encore « anthropo-centrée », si l'on peut dire. A.-J. Voelke a relevé deux marques de cette opposition entre ce dialogue et les éthiques aristotéliciennes (1) : - Dans le Lysis, on réfute la thèse selon laquelle toute amitié suppose la réciprocité (pas de philia sans antiphilein) au nom du fait, linguistiquement attesté et réellement légitime, qu'on peut aussi être ami des chevaux, de la gymnastique ou de la sagesse (philo-sophia), alors que ces objets ne peuvent nous « aimer en retour» (212d) (2). Dans l'Ethique à Nicomaque (VIII, 2), on trouve en revanche la déduction inverse pour établir la définition de l'amitié : c'est au nom du fait que l'attachement (philèsis, 1155b 27) pour les choses inanimées n'est pas dit philia, parce qu'il n'y a pas d'attachement réciproque (antiphilèsis), qu'on en déduit que toute philia doit être réciproque. La non- réciprocité permettait d'étendre la philia au-delà de l'humain chez Platon; la réciprocité exige de restreindre la philia dans la sphère de l'humain pour Aristote (3). - Dans le Lysis, comme dans les Ethiques aristotéliciennes, sont réfutées tant la conception empédocléenne de la philia (comme attraction du semblable pour le semblable) que la conception héraclitéenne (l'harmonie résulte de la discorde) ; la proximité des références utilisées est saisissante (4) et souligne d'autant mieux que ces réfutations se font pour des raisons absolument opposées. Chez Platon, c'est au nom des exigences « logiques» sur le semblable et la contrariété (214a - 216b) ; chez Aristote, c'est au contraire au nom des exigences mêmes de l'amitié: «Laissons de côté les problèmes d'ordre physique, qui n'ont rien à voir avec la présente enquête; examinons seulement les problèmes proprement humains et qui concernent les moeurs et les passions » (ta èthè kai ta pathè, (VIII, 2, 1155b 9-10). Avec Aristote, l'amitié est entrée dans le cadre étroit des choses humaines (ta èthè kai ta pathè), distinctes de celles de la nature (la physique) ; toutes les difficultés liées à l'amitié seront à la fois posées et résolues dans les limites de l'éthique. Telle est la première réduction, ou spécification, opérée par Aristote: d'un concept cosmologique il fait un concept anthropologique. Mais, dans ce cadre même, il opère une deuxième spécification. Car, même bornée à ces limites humaines, la langue grecque désigne du mot «philia» une gamme très variée de relations. Et, à première uploads/Philosophie/ wolff-francis-l-x27-homme-heureux-a-t-il-des-amis.pdf

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