1. Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995, (désormais abrégé
1. Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995, (désormais abrégé DM, suivi du numéro de page); Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996 (désormais abrégé IS). À travers une critique radicale du cognitivisme, le dip- tyque de Vincent Descombes consacré à l’esprit, La Denrée mentale et Les Institutions du sens 1, fournit des arguments d’une force exemplaire pour poursuivre la critique du car- tésianisme – laquelle se confond, à bien des égards, avec ce qui s’est fait de plus important en philosophie au XXe siècle tous courants confondus – au-delà du point où l’ont laissée Heidegger, Merleau-Ponty, Gadamer, Wittgenstein, Anscombe ou Taylor. De ce point de vue, quelle que soit la tradition dans laquelle il s’inscrit, tout philosophe a beau- coup à apprendre – et moi le premier –, de la rigueur et de la force argumentative de ces ouvrages. En ce qui me concerne, je souscris sans réserves à l’une de leurs affirma- tions centrales: « la critique générale des philosophies de la 41 « L’ORDRE DU SENS »: DE L’EXTÉRIORITÉ DE L’ESPRIT À LA CRITIQUE DE L’HERMÉNEUTIQUE Claude Romano MP Descombes 11/12/06 11:39 Page 41 42 ACTION, RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ conscience est un acquis de la pensée du XXe siècle, sur lequel il n’y a pas lieu de revenir » (DM, 93). Mais, en philosophie, quelle que soit l’étendue de l’ac- cord, rien ne vaut la discussion de détail et l’examen scru- puleux des problèmes. Aussi, c’est à l’analyse de quelques difficultés que soulèvent à mes yeux ces deux livres que je m’attacherai exclusivement dans les réflexions qui suivent. La critique est aussi le gage de l’admiration. Une des notions les plus centrales de La Denrée mentale et des Institutions du sens est sans doute celle d’un « ordre du sens » (ou, formule équivalente sous la plume de l’au- teur, d’un « ordre de sens »). Je voudrais interroger cette notion selon deux axes: le premier privilégie le concept d’« ordre », le second celui de « sens » – bien qu’il soit arti- ficiel de les disjoindre. Plus précisément, le premier axe consistera à se demander si l’application au problème de l’esprit de l’idée d’un ordre intentionnel élaborée tout d’abord dans le cadre d’une philosophie de l’action ne tend pas à reconduire de manière unilatérale l’esprit à l’ac- tion ou au comportement. Telles qu’elles apparaissent à la fois dans le langage ordinaire et dans le langage philoso- phique, les notions d’« esprit » et de « mental » recouvrent une grande diversité de phénomènes: actions intention- nelles, certes, comme celle de parler, de calculer ou, plus généralement, d’user de symboles, mais aussi émotions, perceptions, espoirs, intuitions, conjectures, actes d’atten- tion et de concentration, imaginations, souvenirs, rêves, interprétations, etc. Certains de ces phénomènes, par exemple les émotions, ne semblent guère pouvoir être réduits à leurs expressions ni aux comportements qui en MP Descombes 11/12/06 11:39 Page 42 2. Le même genre de question pourrait être adressé au dernier livre de Descombes, Le Complément de sujet, qui tend presque à identifier la question de la subjectivité avec la question de l’« agentivité ». Toutefois, je m’en tiendrai ici aux deux ouvrages cités. 43 « L’ORDRE DU SENS » découlent. Quelle place le holisme anthropologique de Descombes peut-il réserver à ces aspects de l’esprit, si tant est qu’ils constituent encore pour lui des aspects de l’esprit? Autrement dit, l’« externalisme » du mental défendu par l’auteur ne manifeste-t-il pas une tendance forte à recon- duire l’esprit à l’activité sous son aspect intentionnel 2? Le second axe d’analyse s’efforcera d’interroger les rap- ports que le holisme anthropologique de Descombes entretient avec une autre variété de holisme, le holisme herméneutique. Tout sens inhérent aux conduites humaines, telles que les analyse par exemple le discours anthropologique, est-il réductible à des raisons que l’agent peut donner ou à des intentions qu’il peut formuler? Le problème de l’esprit n’est-il pas un problème de « sens » en un sens plus étendu du mot « sens »? Autrement dit, l’ordre du sens épuise-t-il le phénomène de l’esprit? Telles sont les questions que je voudrais poser dans la seconde partie de mon enquête. I – L’ORDRE DU SENS ET LA DÉTERMINATION DE L’ESPRIT La notion d’« ordre du sens » Je laisserai de côté les critiques que Descombes adresse au cognitivisme dans La denrée mentale et Les institutions du MP Descombes 11/12/06 11:39 Page 43 44 ACTION, RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ sens pour concentrer mon attention sur les thèses positives contenues dans ces ouvrages. Insister sur l’existence de thèses dans le travail de Descombes, c’est marquer l’écart qui existe – en dépit de leur grande proximité – entre sa méthode et celle de Wittgenstein. Au risque de simplifier un peu les choses, pour Wittgenstein l’analyse fondée sur la grammaire logique de nos concepts dans leur usage ordi- naire n’a pas d’autre fin que « thérapeutique »; pour Descombes, l’analyse conceptuelle doit conserver une visée constructive, même si l’essentiel du travail philosophique est bien celui d’une lutte sans cesse recommencée contre les confusions nées des séductions du langage. Tandis que Wittgenstein ne me paraît pas formuler de thèses stricto sensu sur l’esprit, Descombes énonce à l’encontre de toute la tradition cartésienne et de son rejeton contemporain, le cognitivisme, la thèse suivante: « Avoir un esprit, c’est manifester dans sa conduite une puissance intentionnelle de mise en ordre. Un agent manifeste un esprit quand, dans sa conduite est organisée selon une structure rationnelle: ses faits et gestes s’expliquent par des relations d’intention. Si les intentions décelables dans la conduite sont celles d’un particulier vaquant à ses affaires, l’esprit ainsi manifesté est un esprit subjectif. Si c’est un sujet social qui est à l’œuvre, l’esprit manifesté dans sa conduite est aussi un esprit objec- tif » (IS, 308). Certes, c’est à travers la critique des thèses d’inspiration cartésienne, telles qu’elles traversent toute la philosophie contemporaine, et des confusions conceptuelles qu’elles recèlent, que Descombes parvient à sa propre « doc- trine ». Il n’en reste pas moins que cette doctrine peut se formuler positivement et, comme telle, être discutée. MP Descombes 11/12/06 11:39 Page 44 45 « L’ORDRE DU SENS » Dans Les Institutions du sens, c’est plutôt sa doctrine de « l’esprit objectif » que nous présente Descombes. (Dans Le Complément de sujet, ce sera plutôt sa doctrine de l’« esprit subjectif »). Bien sûr, pour Descombes, l’esprit subjectif présuppose l’esprit objectif, et ce dernier, inversement, « rend possible l’esprit subjectif des personnes particulières » (IS, 15): c’est pour avoir été élevé dans des coutumes et des institutions, donc pour partager avec d’autres hommes des « formes de vie » – ou ce qu’on aurait appelé au XVIIIe siècle des mœurs –, que je puis posséder aussi des pensées person- nelles; pour reprendre un exemple fameux de Wittgenstein, je ne pourrais avoir l’intention de jouer aux échecs dans un monde où n’existerait pas l’institution du jeu d’échecs. « Esprit subjectif » et « esprit objectif » n’en possèdent pas moins un « noyau commun », comme l’indique le passage des Institutions du sens précédemment cité. Ce noyau réside dans ce que Descombes appelle « une puissance intention- nelle de mise en ordre », ou encore un « ordre du sens » qui est manifesté par un comportement: un agent manifeste un esprit lorsque sa conduite est structurée selon un ordre intentionnel, c’est-à-dire lorsque les gestes qu’il accomplit sont déterminés par des relations de fin à moyens. Pour prendre un exemple de Descombes, ce qui fait que les gestes d’un archer sont le témoignage du fait qu’il possède un esprit, c’est que l’archer accomplit ses mouvements confor- mément à un certain ordre, aussi bien temporel que spatial, de telle manière qu’ils manifestent par cet ordre et cette coordination le but auxquels ils tendent: décocher la flèche et atteindre la cible (DM, 42). Ainsi, « la notion d’esprit ne se définit pas d’abord par la conscience et par la représenta- MP Descombes 11/12/06 11:39 Page 45 46 ACTION, RATIONALITÉ ET SOCIÉTÉ tion, mais par l’ordre et par la finalité. Dans cette optique, la mentalité – ce qui fait que quelque chose ou quelqu’un possède un esprit – est à concevoir comme le pouvoir de produire un ordre de sens » (DM, 43). Nous avons bien ici une définition dans le plus pur style de la tradition philoso- phique. Au lieu de situer l’esprit dans l’intériorité, à l’instar de la tradition cartésienne, Descombes soutient la « thèse de l’extériorité de l’esprit » (DM, 10) appelée aussi « externa- lisme ». Où et comment se manifeste l’esprit? Il se mani- feste dehors, « sur la place publique », répond Descombes, dans les pratiques humaines pour autant qu’elles sont régies par un ordre de sens; et il se manifeste sous une forme d’en- trée de jeu historique et sociale: « l’esprit est présent […] dans le monde, dans les pratiques symboliques et les insti- tutions, et il n’y a littéralement dans la tête des gens que les conditions personnelles, donc physiques (physiologiques) d’une participation uploads/Philosophie/ claude-romano-quot-l-x27-ordre-du-sens-quot-in-action-rationalite-et-societe-autour-de-vincent-descombes.pdf
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- Publié le Dec 25, 2021
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