2. Islam et philosophie - PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE ET ETERNITE DU MONDE :
2. Islam et philosophie - PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE ET ETERNITE DU MONDE : AUTOUR DE LA CONTROVERSE ENTRE GHAZALI ET IBN RUSHD Par Bernard DIONE Ethiopiques numéros 66-67 Revue négro-africaine de littérature et de philosophie 1er et 2ème semestres 2001 Auteur : Bernard DIONE [1] Un des points sur lesquels Ghazâlî attaque les philosophes dans le Tahâfût al-falâsîfa porte sur la question de l’éternité du monde. Curieuse problématique pourrait-on dire, car la création du Monde est un dogme affirmé par toutes les religions révélées. La première question qu’on est alors amené à se poser est celle de savoir comment une problématique comme celle-là a-t-elle pu se poser dans un contexte culturel et religieux comme celui de l’Islam ? En quels termes se pose le débat autour de cette question qui occupe les premières discussions des ouvrages de Ghazâlî et d’Ibn Rushd ? C’est cette problématique que nous tenterons d’éclairer à partir du principe de raison suffisante qui, bien que non encore thé-matisé, travaille en silence dans toutes métaphysiques de la création. D’où vient cette question ? Ghazâlî, en historien de la philosophie, pointe du doigt vers la philosophie grecque. Parlant de l’origine de ce qu’il considère comme l’infidélité des philosophes, dans sa préface du Tahâfut al-falâsifa, il note que « la source de leur incrédulité réside dans leur per-ception des noms qui sonnent fort tels que « Socrate », « Hippocrate », « Platon », « Aristote », et leurs semblables... » [2]. C’est en effet, dans l’œuvre « du divin Platon », mais surtout d’Aristote, le philosophe par excellence, « le premier maître » [3] qu’il faut chercher l’origine de la question de l’éternité du monde. Elle apparaît probablement avec la cosmologie du Timée où Platon affir-me l’éternité du monde a parte post. Mais c’est Aristote, qui le premier posera la thèse de l’éternité du monde a parte ante comme a parte post. Or, dans la philosophie grecque, l’idée d’une création ex-nihilo, qui est affirmée comme dogme dans l’univers mental et spirituel de toutes les religions révélées, est absente. Mais les héritiers néoplatoniciens d’Aristote, qu’ils soient en terres d’Islam, en pays chrétiens ou juifs, auront la dure tâche de résoudre cette question qui s’oppose presque de manière frontale au dogme fondamental de la création du monde par un Dieu unique. C’est certainement cette opposition quasi radicale qui fera le succès de la question de l’éternité du monde et la subtilité des systèmes élaborés soit pour la concilier avec le dogme religieux soit pour la rejeter. Mais alors comment se pose désormais ce problème ? La diversité des approches ne permet pas de dégager une manière unique d’aborder cette question. Les néoplatoniciens, dans leurs commentaires d’Aristote et de Platon l’aborderont néanmoins toujours avec un souci de concilier Platon et Aristote. Certains tenteront de la concilier avec le dogme religieux comme Philon d’Alexandrie ou Al Farâbî, alors que d’autres s’occuperont de la réfuter purement et simplement, comme Jean Philopon ou Al Ghazâlî. Mais essayons de voir comment se présentent les différentes approches. Le juif Philon d’Alexandrie, par exemple note que « ...bien longtemps auparavant, Moïse, le Législateur des Juifs, a dit dans les livres sacrés que le monde était créé et incorruptible ; ces livres sont au nombre de cinq ; au premier d’entre eux il a donné le nom de Genèse (création) ; il y débute de cette manière : « Au début Dieu créa le ciel et la terre, et la terre était invisible et informe » (Gén.1, 1-2) ; et puis au cours des versets suivants il indique encore que les jours, les nuits, les saisons, les années, la lune et le soleil qui ont reçu la fonction naturelle de mesurer le temps, tous, ainsi que la totalité du ciel ont obtenu une destinée immortelle et demeurent incorruptibles » [4] On voit par là le travail philosophique d’interprétation, faisant souvent appel aux énormes ressources de la logique et de la métaphysique, auquel vont se livrer les philosophes à propos de cette question. En effet, il est manifeste que contrairement à ce qu’affirme Philon, la Genèse ne suggère aucunement l’incorruptibilité du monde. Celle-ci ne peut être inférée que d’une certaine interprétation de ce que disent les textes sacrés des religions judéo- chrétiennes sur la vie ultime dans l’au--delà. Philon lui-même l’infère dans le cas qui nous occupe d’une interprétation qu’il effectue de l’idée d’un Dieu - Providence. Selon cette thèse, Dieu étant infiniment bon ne peut corrompre ce qu’il a créé ; surtout qu’étant parfait artisan, son œuvre ne peut être que parfaite. Philon expose cet argument en ces termes : « Voici encore un argument qui a une très grande force démonstrative, un argument, je le sais, dont un très grand nombre de gens se montrent très fiers en le considérant comme très pertinent, et absolument irréfutable. Ils posent en effet cette ques-tion : pourquoi Dieu corrompra-t-il le monde ? C’est ou bien pour cesser de créer le monde ou bien pour en construire un autre ». [5] Une fois posée la question de savoir si Dieu a une raison suffisante de détruire sa création, c’est-à-dire le monde, la solution est envisagée sous la forme d’un dilemme catégorique : ou bien Dieu veut cesser de créer le monde, c’est-à-dire qu’il y a à nouveau une raison suffisante qui le détermine à changer d’avis après l’avoir créé ou bien il veut en faire un autre, donc il a tout aussi une raison qui le détermine à passer d’une création à une autre. Il suffira alors de montrer qu’aucune des ces alternatives n’est ni valide logiquement ni acceptable métaphysiquement pour en déduire la conclusion qui s’impose : donc le monde est incorruptible. Suivons Philon : « La première hypothèse est étrangère à la nature de Dieu, car ce qui lui revient c’est de changer le désordre en ordre, non pas l’ordre en désordre. Ensuite parce qu’il admettra, en ce cas, le repentir comme une passion et une faiblesse de l’âme ; car il aurait dû ou bien ne créer aucun monde ou bien juger que son œuvre était digne de lui et se réjouir de ce qui avait reçu l’être. Le second point mérite qu’on s’y arrête quelque peu. Si Dieu construit un autre monde pour remplacer celui qui existe aujourd’hui, il faudra nécessairement que celui-ci soit pire que l’actuel, semblable à l’actuel ou bien meilleur. Or, chacune de ces hypo-thèses est irrecevable. Si le monde est pire, son artisan est pire ; mais les produits de la technique et de la science parfaite de Dieu sont à l’abri de toute critique, de tout reproche, de toute amélioration. (...) Si le monde est semblable au précédent, l’artisan a travaillé en pure perte, tout à fait comme les petits enfants qui souvent en jouant sur la plage élèvent des montagnes de sable, et puis, creusant à la base, les font écrouler. Plutôt que de construire un autre monde semblable, il vaudrait mieux ne rien retrancher, ne rien ajouter, ne rien changer en mieux ou en pire et laisser en l’état ce qui a été fait une bonne fois depuis le début. Si le second monde est meilleur, alors le créateur sera meilleur, lui aussi, de sorte que, lorsqu’il construisait le premier, son art et son projet étaient imparfaits - ce qu’il n’est pas même permis de supposer car Dieu reste égal et semblable à lui- même et n’admet aucune déchéance en pire, aucun progrès en mieux... » [6] Donc, le monde ne peut se corrompre. Philon conclut alors : « Et, de plus, il est normal que les œuvres des mortels que nous sommes puissent être corruptibles, mais celles de l’Immortel, en bonne logique, sont incorruptibles, ( ...) Car il est logique que les œuvres accomplies soient faites semblables à la nature de leurs artisans » [7] Comme l’a si bien remarqué Philon, ce raisonnement a dû connaître beaucoup de succès pour que l’on puisse le retrouver, presque mot pour mot, dans les écrits d’un évêque du VIe siècle, Zacharias de Mytilène. Celui-ci se demande en effet : « En raison de quoi Dieu ferait-il périr le meilleur des êtres engendrés dans le devenir (le monde) ? Va-t-il en faire un plus beau ? C’est impossible. Va-t-il en faire un moins bon ? ce n’est pas permis. Va-t-il en faire un semblable ? Ce serait un amusement d’enfant. Jouant sur le bord de la mer, les enfants construisent et démolis-sent des châteaux de sable. Quel est l’artisan qui gaspillerait sa peine au point de remplacer par une autre une œuvre qu’il a bien faite ? Il résulte de l’hypothèse (si le monde périt), ou que Dieu est incapable, ou qu’il est insensé, ou - chose qu’il n’est pas permis de supposer - qu’il est mauvais. Or Dieu n’est ni incapable, ni insensé, et en outre il est bon. Donc, le monde est incorruptible. S’il est incorruptible, il est incréé dans le temps. Car la cause démiurgique est éternelle, l’œuvre du démiurge est éternelle relativement au temps ». [8] C’est probablement uploads/Philosophie/ controverse-entre-ghazali-et-ibn-rushd 1 .pdf
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- Publié le Sep 14, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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