RECHERCHES RECENTES SUR L'ESOTERISME JUIF Georges Vajda Recherches récentes sur

RECHERCHES RECENTES SUR L'ESOTERISME JUIF Georges Vajda Recherches récentes sur l'ésotérisme juif (1947-1953) In: Revue de l'histoire des religions, tome 147 n° 1, 1955. pp. 62-92. Nous avons entrepris, ici-même et dans un autre périodique1, de faire le point des études relatives à la Kabbale2 d'après les publications parues entre 1939 et 1946. La recherche dans ce domaine n'a pas chômé depuis huit ans et il nous semble utile d'en tenter un nouvel aperçu général, dans la mesure, malheureusement assez limitée, où les publications afférentes nous ont été accessibles3. Pour la commodité de l'exposé nous diviserons la matière en six sections, en convenant volontiers que ce découpage ne laisse pas d'être artificiel. I. — Questions générales et ésotérisme prézôharique. II. — Kabbale et Philosophie. III. — Éditions et études de textes. IV. — La Kabbale non-spéculative. V. — Le Sabbataïsme. XI. — Le Hassîdisme. I Signalons seulement pour mémoire la traduction française qui n'est pas des plus réussies, de l'ouvrage fondamental de M. G. Scholem4, ainsi que celle du 1 Voir RHR, 134, 1947/8, pp. 120-167 (cet exposé est supposé connu ici) et REJ, 105, pp. 134- 137 ; 107, pp. 163-208 et ultérieurement, 108, pp. 98-100, 128-129; 110, pp. 129-131. 2 Si nous employons dans le présent article le terme assez vague et imprécis d'ésotérisme, c'est parce qu'il nous permettra d'inclure l'occultisme, la démonologie et le mysticisme antérieur à la Kabbale classique, en même temps que d'écarter les autres formes de mysticisme plus ou moins philosophique (Bahya, etc.). 3 Dans quelques cas nous signalerons des publications qui ne nous étaient pas connues lors de la rédaction de notre précédent article. — Pour simplifier, nous donnerons les titres hébraïques en traduction seulement (entre guillemets), les références permettant aux lecteurs familiers avec l'hébreu moderne de se reporter aux originaux. 4 Les grands courants de la mystique juive, trad. M.-M. Davy, Paris, Payot, 1950. Cette version possède cependant un avantage sur l'original en ce qu'elle donne la traduction des citations hébraïques et araméennes qui figurent dans les notes. livre aujourd'hui dépassé d'E. Muller5. Il faut cependant relever les pages pénétrantes que l'œuvre de Scholem a fourni l'occasion d'écrire à M. Louis Gardet6. La seconde édition du Major Trends... a été suivie de près par une monographie consacrée par le même auteur aux débuts de la Kabbale classique7. Les analyses doctrinales développées dans cet ouvrage ont été reprises par la suite dans l'une des brillantes conférences données par M. Scholem aux réunions d'Eranos. Ces conférences8, prononcées et publiées en allemand, s'adressent par-delà leur auditoire immédiat d'historiens des religions, de philosophes et de psychologues non spécialistes d'études juives, au lecteur occidental cultivé auquel font habituellement défaut, en même temps que la connaissance de l'hébreu, cette familiarité avec la littérature juive et l'idéologie rabbinique que supposent chez leurs lecteurs les travaux plus tech-[64]niques et plus ardus de l'auteur composés en hébreu moderne. La première conférence met en lumière le caractère surprenant, pour ne pas dire déconcertant, de la vision du monde des Kabbalistes, comparée aux normes accoutumées de la religion juive. L'expérience fondamentale du judaïsme n'est-elle pas l'élimination radicale du mythe, ce qui a pour conséquence de creuser un fossé infranchissable entre le Créateur et la créature, d'instituer un culte sans images, de rétrécir enfin le langage mythique à un petit nombre de métaphores dépourvues de valeur symbolique ? La spéculation théologico-philosophique du Moyen Age ne fait qu'affermir cette tendance : on sait son effort constant de purifier le concept de Dieu et son acharnement à combattre l'anthropomorphisme. Cette évacuation du mythe comporte cependant un péril grave, vivement ressenti par nombre d'âmes croyantes: elle peut conduire à une sorte de dévitalisation des énergies religieuses, à l'éviction du Dieu vivant. Au vide opéré par la philosophie vient s'opposer la plénitude suscitée par la méditation théosophique. 5 Histoire de la mystique juive, même date et même éditeur. M. Léo Baeck a publié un article général; Jewish Mysticism, dans Journal of Jewish Studies, II, 1950, — De caractère plutôt édifiant est A. Heschel,\ Élément mystique du judaïsme, dans Évidences, septembre-octobre 1953. Un rabbin orthodoxe de Paris, M. Elie Munk, utilise, avec adresse et savoir d'ailleurs, la Kabbale dans son livre d'apologétique : Vers l’harmonie. Le message d'Israël, Paris, Éditions de Minuit, 1954. Nous n'avons pu voir plusieurs volumes, nouveaux ou réédités, de S. A. Horodetzky sur le mysticisme juif, Moïse Cordovero et le hassîdisme, parus en hébreu, à Tel- Aviv. 6 Revue thomiste, 1948, pp. 622-630 ; voir aussi du même auteur : Pour une connaissance de la mystique juive. Approches méthodologiques, dans Cahiers sioniens, 1953, pp. 50-62 ; Expériences mystiques en terres non chrétiennes, Paris, Alsatia, s. d. [1953], chap. Ill, pp. 61- 81 : « Les grandes lignes de la mystique juive et leur confrontation avec la mystique chrétienne. » Ces deux dernières études débordent en partie le domaine parcouru dans le présent article. 7 Brièvement recensée, RHR, 136, 1949, p. 247. 8 Kabbalah und Mythus, dans Eranos Jahrbuch, vol. XVII, 1949 (Zurich, 1950), pp. 287-334 ; Tradition und Neuschöpfung im Ritus der Kabbalisten, ibid., XIX (Zurich, 1951), Zur Entwicklungsgeschichte der Kabbalistischen Konzeption der Schechinah, ibid., XXI (Zurich, 1953), pp. 45-107. Le Séfer ha-Bâhïr (nous en avons longuement parlé dans notre précédent article) introduit ou réintroduit des thèmes mythiques dans la pensée juive avec sa tentative, encore gauche mais vigoureuse, de placer au centre de la méditation mystique un concept à la fois très neuf et très ancien de Dieu, au moyen de sa symbolique variée de l'arbre, de la source, du canal, forces dû plérôme divin au sein duquel le mal même tient sa place. Les attributs divins, entités exsangues sur le registre philosophique, retrouvent ici un dynamisme depuis longtemps affaibli. La Tora, réduite par les philosophes au rôle d'une réplique didactique des vérités abstraites et des recommandations morales de la raison raisonnante, se transforme en un corps mystique9. Certes, au sein même de la Kabbale nous assistons au *conflit des deux modes d'expression*constamment opposés de l'expérience religieuse, *imagerie symbolique et transposition conceptuelle*, le second conduisant toujours à un échec (nous reviendrons sur ce point). Ou si l'on veut, nous nous retrouvons sans cesse devant la tension perpétuellement renouvelée entre le platonisme et la gnose. A celle-ci, la Kabbale est sûrement reliée historiquement, ne serait-ce que par des fils ténus, dérivation qui n'exclut pas du reste le développement parallèle ou la convergence d'ordre psychologique et structural. Loin de se poser comme une alternative, filiation historique et développement interne se conjoignent. Bien mieux, dans le cas d'idéologies aussi profondément gnostiques que les spéculations respectives du Zôhar et ďIsaac Louria, il n'est ni théoriquement nécessaire ni historiquement vraisemblable de faire entrer en ligne de compte des facteurs externes. Ainsi se fait-il que la symbolique de la gnose extirpée du judaïsme par les rabbins du IIe siècle chrétien peut apparaître maintenant à des mystiques parfaitement orthodoxes comme le moyen d'expression le plus adéquat du mystère central de leur foi. En contraste voulu avec la philosophie, la pensée kabbalistique revalorise bien des éléments de la vie religieuse que sa rivale était embarrassée d'y intégrer ou qu'elle s'était efforcée de minimiser. La Kabbale aperçoit, et crée au besoin, des liens intimes entre le rite et la vie spirituelle. D'autre part, loin d'éluder le problème du mal et de chercher à dissiper l'angoisse devant le côté sombre, démoniaque de l'existence, elle leur rend toute leur acuité. Dans son effort immense pour traduire le mystère de la Déité, la Kabbale suscite une théogonie. La manifestation successive (bien entendu, intemporelle) du non-manifesté trouve son moyen d'expression dans le concept de la création ex nihilo des théologiens philosophes que les ésotéristes reprennent en un sens tout nouveau. Le dynamisme interne des manifestations séfîrotiques hiérarchisées fait surgir dans l'épaisseur même du divin la distinction de l'actif et du passif, du donneur et du récepteur, du mâle, enfin, et de la femelle. La féminité apparaît à deux niveaux de la hiérarchie séfîrotique: dans la troisième sefïra, qui marque le *passage du non-manifesté au manifesté*, et 9 Peut-être eût-il été possible de souligner que, sur ce point, la Kabbale est très proche de l'ancienne pensée rabbinique. dans *la dixième, purement réceptive, étrangement ambivalente puisque accueillant le mal comme le bien*. Nous savons déjà combien fécondes auront été pour la Kabbale ces méditations sur la Sekïna inférieure (nous y reviendrons longuement dans ce qui suit) et ses rapports avec les entités supérieures réglés dans une large mesure par les réactions que provoque dans le monde divin la conduite de l'homme, et singulièrement du Juif, dans sa condition historique d'exilé. Le thème de l'exil à la fois préfiguré et répercuté dans la vie divine commande, nous l'avons également vu, toute la Kabbale de Louria avec ses prolongements. Ce résumé donne à peine une image pâle et appauvrie de l'étude vivante et dense sur la Kabbale et le mythe. Le cadre du présent aperçu oblige aussi à réduire en les schématisant fortement les deux autres qui développent chacune un aspect de la première. *Dans le domaine du rite, la Kabbale uploads/Philosophie/ recherches-recentes-sur-l-x27-esoterisme-juif.pdf

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