I.ES PENSÉES DE PASCAL 349 Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siecles, ed. Pier
I.ES PENSÉES DE PASCAL 349 Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siecles, ed. Pierre-Francois Moreau (Albin Michel, 2001) ANTONY MCKENNA, Les Pensées de Pascal :une ébauche d'apologie sceptique Nous prenons comme point de départ une citation caractéristique du livre récent d'Edgar Morin intitulé Mes démons (Paris, Stock, 1994): « La présence permanente de contradictions en moi a un caractère à la fois existentiel et intellectuel... C'est au cours de mes apprentissages et de mes expériences [...] que j'ai dû affronter des alternatives possibles, des vérités antinomiques, jusqu'à ce que j'aie découvert la possibilité d'assumer mes contradictions, mieux, de les mettre au centre de mes pensées et de mes conceptions [...] Aujourd'hui, je boucle la boucle, je reviens aux contradictions ombilicales ; elles animent en permanence ma façon de penser. [...] C'est quasi instinctivement que, devant toute idée, je cherche son contraire, je vis sans cesse l'assaut des vérités contraires, des impératifs contraires. Parfois je peux dépasser/déplacer la contradiction en trouvant un méta-terrain ou méta-point de vue. Sinon, je fais un choix et un pari. Les contradictions sont inhérentes à ma vision, à mon sentiment et à ma conception du monde. [...] Je pense à la fois que tout n'est qu'illusion, et que pourtant cette illusion est notre seule réalité [...]. Si je suis de plus en plus profondément touché par Pascal et Dostoïevski, c'est qu'ils n'ont cessé de vivte intérieurement une contradiction fondamentale, un antagonisme irréductible ; même lorsqu'ils ont manifestement choisi un parti contre l'autre, ce dernier a travaillé soutetrainement, mais activement, à l'intérieur du premier. C'est la pensée de Pascal qui correspond aujourd'hui à l'acceptation et à la nourriture de mes contradictions : doute/foi, rationalité/mysticisme. Certes, chaque être humain est le siège à la fois d'une rationalité, d'une mystique, d'une foi, d'un doute, mais, en général, ils sont compartimentés, non communicants, ou bien l'un refoule puissamment son antagoniste. En moi, ils sont chacun intensifiés, s'étendant sur toutes choses, en lutte et en accouplement. Chez Pascal, la rationalité, travaillée par le doute, reconnaît ses propres limites et sert à affronter les contradictions au lieu de les escamoter. Le scep- ticisme et la rationalité ont convaincu Pascal que l'on ne peut prouver Dieu ni logiquement ni empiriquement, mais ils fournissent à sa foi la concep- tion du pari. Rationnel, scientifique, sceptique, Pascal est plus que croyant, il a fait l'expérience mystique bouleversante de l'illumination et du mystère. Chez moi, à ma façon, la rationalité est sottie trempée et complexifiée de son commerce avec le doute et la conttadiction. [...] Mon scepticisme n'en est pas resté à la critique, à la résistance aux dogmes et aux vérités proclamées. Il s'est approfondi : plus d'explication première, plus de dernière analyse, plus de cause finale, plus de fondement. Mais, à la place des fondements perdus, il y a un inconcevable à partit de quoi émerge le concevable... Ma foi prend l'exemple sur celle de Pascal : je réponds à l'incertitude et à la contradiction par le pari. La foi improuvable en Dieu est devenue pour moi la foi improbable en un monde moins barbare, en une intelligence moins aveugle, et la foi impetturbable en la vérité de l'amour. Jamais je n'ai pu m'enfermer dans une foi. Ma foi a toujours gardé le doure en elle [...] Mais jamais je n'ai pu m'enfermer dans le doute, et mon doute a toujours gardé la foi en lui. » Cette citation - un peu longue — permet de mesurer la place de Pascal dans l'introspection d'un intellectuel moderne et permet de cerner l'héritage très lourd dont témoigne cette interprétation de la pensée de Pascal. Car il s'agit bien d'une véritable interprétation, marquée par Lucien Goldmann et par Lagarde et Michard. Devant l'impossibilité de prouver Dieu, Pascal aurait trouvé le pari : la foi est un pari, et le pari de Pascal vise la foi religieuse à cause de son expérience mystique rapportée dans le Mémorial. Le vécu fonde la foi qui est un pari. Le vécu est inexplicable ; il s'impose ; le raisonnement du pari n'est qu'une rationalisation ou une explication a posteriori. La foi de Pascal - et d'Edgar Morin - serait donc un véritable fidéisme ; le prétendu « argument » du « Pari » s'appliquerait ainsi à n'importe quelle foi, puisqu'il s'applique à n'importe quel vécu. Cette interprétation est devenue canonique dans la tradition culturelle française et, tout en proposant quelques objections, nous n'aurons aucunement la prétention de la renverser. Elle se vend très bien et explique sans doute pourquoi Pascal est resté un auteur moderne pour le grand public. Le scandale du « Pari » et du refus des preuves métaphysiques de l'existence de Dieu a matqué la réception des Pensées dès 1670, année de leur parution. L'abbé de Villars se complaît à souligner la bizarrerie du « Pari » que Pascal aurait voulu substituer aux autres preuves de la vérité de la religion chrétienne'. Le texte même de l'édition dite «de Port- 1. Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse. De Pascal à Voltaire: le rôle des Pensées de Pascal dans l'histoire des idées entre 1670 et 1734, Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 276- 277 (Oxford 1990), chap. 7. Dans le cours de cet article, les Pensées seront citées selon l'édition I.afuma (L.) et l'édition Sellier (S.) 350 ANTONY MCKENNA LES PENSÉES DE PASCAL 351 Royal » des Pensées porte d'ailleurs la marque de contradictions parmi les amis de Pascal et de Port-Royal : Antoine Arnauld adhère aux preuves cartésiennes et dénonce le scepticisme de Pierre-Daniel Huet sur ce point2 ; un commentaire de Louis Du Vaucel témoigne de son désaccord sur le statut de l'évidence cartésienne3. Quel est le fondement philosophique de la foi de Pascal ? Nous n'essayerons pas de répondre à cette question, car nous n'avons pas affaire à des Confessions, mais à une apologie inachevée. En revanche, nous essayerons de définir, avec la marge d'incertitude qui naît précisément du caractère inachevé de l'apologie (qui n'est ni Traité de métaphysique ni Discours de la méthode), les raisons de croire que Pascal propose à son interlocuteur incroyant. On admettra que ce sont là deux choses très différentes. Un autre angle d'attaque permet de rejoindre la même problématique : quel est l'interlocuteur de Pascal ? La question de l'interlocuteur ne semble guère préoccuper la critique récente4, quoique, d'évidence, notre interprétation de la cohérence de l'ensemble découle de cette question : à qui Pascal s'adresse-t-il ? Le silence des critiques sur cette question précise découle sans doute du discrédit jeté sur l'argumentation scripturaire de Pascal. C'est d'abord Victor Cousin5 qui, en opérant une singulière confusion entre scepticisme philosophique et scepticisme religieux, a refusé de prendre au sérieux la foi pascalienne, comme si on ne pouvait à la fois refuser les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu et proposer de bonnes raisons de croire. Dans le même sens, Albert Monod6 écarte les preuves scripturaires et réduit l'apologétique pascalienne à la ferveur du sentiment personnel, qui annoncerait à ses yeux celui du Vicaire savoyard. C'est ensuite Lucien Goldmann7 qui réduit l'argumentation apologétique au « Pari », et qui veut donner une dimension tragique à ce calcul d'intérêt. La deuxième partie de l'apologie l'intéresse peu : il s'en tient au portrait de la misère humaine ; le seul pari suffit alors, à ses yeux, à définir la foi du chrétien et à conduire l'incroyant à la foi. Enfin, en 2. Antoine Arnauld a Denis Dodart, le 1" novembre 1691, OC, lettre n° 833. 3- Voir G. Rodis-Lewis, « Augustinisme et cartésianisme à Port-Royal », in Descartes et le cartésianisme hollandais, Paris- Amsterdam, 1950. 4. Une exception récente, cependant : Th. Harrington, « L'interlocuteur dans les Pensées de Pascal», in Pascal, Port-Royal, Orient, Occident, Paris 1991, p. 303-310, qui aborde la question dun tout autre point de vue que le nôtre. 4. V. Cousin, Des Pensées de Pascal, Paris 1842. 5. A. Monod, De Pascal à Chateaubriand : les défenseurs du christianisme de 1670 à 1802, Paris 1916. 7- I.. Goldmann, Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris 1958. 1962, René Pintard8 semblait avoir mis un dernier point à l'enquête : le spécialiste du libertinage érudit cite les milieux fréquentés par Pascal - les cercles de Jacques Le Pailleur, de Mersenne et, surtout, de Habert de Montmort - et établit que Pascal a bien dû connaître les doctrines des libertins érudits, mais avoue qu'il est « déconcerté par la place très restreinte que les Pensées accordent à leurs problèmes ». Ainsi, souligne-t-il, Pascal réduit le scepticisme à celui de Montaigne, et l'épicurisme à la débauche vulgaire (alors qu'il faisait l'objet d'une réhabilitation philosophique dans les ouvrages de Gassendi). R. Pintard en arrive à réduire la portée de l'apologie qui ne s'adresserait qu'aux libertins gens du monde, aux libertins « honnêtes gens », tels Méré et Mitton. Cette interprétation déçoit R. Pintard lui-même, puisqu'il conclut en parlant d'un Pascal « fougueux », « impatient », « téméraire uploads/Philosophie/antony-mckenna-les-pensees-de-pascal-une-ebauche-d-x27-apologie-sceptique.pdf
Documents similaires
-
16
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 20, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1267MB