SCIENCES HUMAINES / HUMAN SCIENCES « L’enfer, c’est les autres » : approche phe
SCIENCES HUMAINES / HUMAN SCIENCES « L’enfer, c’est les autres » : approche phe ´nome ´nologique de la relation a ` autrui* P. Cabestan 32, boulevard Richard-Lenoir, 75011 Paris Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? B. Pascal, Pense ´es, fragment 199-72 Re ´sume ´ : On connaı ˆt la re ´plique de Garcin dans Huis clos de Jean-Paul Sartre : « L’enfer, c’est les autres ». Mais que signifie-t-elle exactement ? L’explicitation de cette formule peut nous servir de fil conducteur pour comprendre d’un point de vue phe ´nome ´nologique nos relations aux autres et, surtout, pourquoi elles sont si souvent de ´sastreuses. Or n’est-ce pas parce que nous demandons a ` autrui, et qu’il nous demande, ce que nous ne pouvons pas plus lui donner qu’il ne peut nous le donner ? Ne devons-nous pas renoncer a ` attendre d’autrui qu’il nous sauve de notre propre contingence ? Mots cle ´s : Intersubjectivite ´ – Contingence – Phe ´nome ´- nologie ‘‘Hell is other people’’: a phenomenological approach to the relationships with the others Abstract: Garcin famously retorted in Jean-Paul Sartre’s play No Exit, ‘‘Hell is other people’’, l’enfer, c’est les autres. But what exactly did he mean? I would suggest that the play’s most quoted line can serve as the key to understanding, from a phenomenological point of view, the relationships between others and me, and in particular why theses relationships can be so trouble- some. Is it not generally because we ask of each other what neither can offer in response? Perhaps we should give up the expectation that others are our salvation and accept our own contingencies. Keywords: Intersubjectivity – Contingency – Phenomenology Sans vouloir surestimer la notorie ´te ´ de Sartre, il nous semble que la sentence de Huis clos, « L’enfer, c’est les autres », est en passe de devenir aussi ce ´le `bre que telle re ´plique du Tartuffe ou des Fourberies de Scapin. Mais bien connue, la formule est e ´galement me ´connue. Elle semble te ´moigner de la part de son auteur, qui n’avait pourtant rien d’un ermite ou d’un anachore `te, d’une e ´tonnante misanthropie, comme si la vie en socie ´te ´ ne pouvait e ˆtre qu’un cauchemar. Or qui d’entre nous pre ´fe ´rerait a ` la compagnie de ses semblables le destin d’un Robinson Crusoe ´ ? Comment ignorer l’enfer de la solitude dont souffrent tant de nos contemporains ? La relation a ` autrui, question humaine et the ´rapeutique Prenons garde toutefois a ` ne pas nous me ´prendre quant a ` la signification de cette sentence. Certes, il est vrai que notre rapport a ` autrui est pour Sartre originellement marque ´ par le conflit et l’e ´chec. Cependant, comme nous allons essayer de le montrer, ceci n’implique pas que nos relations soient irre ´me ´diablement pourries, et que nous soyons ne ´cessairement les bourreaux les uns des autres. Nous voudrions ainsi nous poser deux questions tre `s ge ´ne ´rales, auxquelles nous tenterons de re ´pondre en prenant appui sur la philosophie sartrienne. Pourquoi les relations humaines sont-elles sinon infernales du moins si difficiles, si de ´cevantes au point que certains d’entre nous leur pre ´fe `rent la compagnie d’un animal domes- tique ? Est-il possible d’e ´chapper a ` une telle situation et d’e ´tablir d’autres relations humaines ? En abordant ces questions, nous n’oublions pas que nous nous adressons a ` des personnes qui ont en charge des e ˆtres qui souffrent, et dont les rapports a ` autrui se trouvent quotidiennement interroge ´s par la difficulte ´ d’e ´tablir et de pre ´server le contact avec les malades dont ils ont la responsabilite ´. Car, en affectant leur existence, les troubles dont souffrent ces malades perturbent naturellement leurs relations aux autres. * Le texte est issu d’une communication faite a ` la journe ´e Alliance the ´rapeutique et phe ´nome ´nologie de l’Amitie ´, Nice, le 9 mai 2006. Correspondance : E-mail : philippecabestan@wanadoo.fr Psychiatr Sci Hum Neurosci (2007) 5: 32–35 © Springer 2007 DOI 10.1007/s11836-007-0004-4 Huis clos, la pie `ce de the ´a ˆtre Rappelons tout d’abord les diffe ´rents e ´le ´ments a ` partir desquels il est possible de donner sa pleine signification a ` la formule sartrienne : « L’enfer, c’est les autres ». Pre ´sente ´e pour la premie `re fois en mai 1944 au the ´a ˆtre du Vieux-Colombier, la pie `ce Huis clos met en sce `ne trois personnages : Ine `s la meurtrie `re, Estelle l’infanticide et Garcin le la ˆche. Damne ´s pour l’e ´ternite ´, Ine `s, Estelle et Garcin se retrouvent donc en enfer. Mais cet enfer ne ressemble en rien a ` ce qu’on imagine habituellement sous ce nom. L’enfer sartrien se pre ´sente sous la forme d’un salon bourgeois de style Second Empire, sans glace ni fene ˆtre, avec un bronze de Barbedienne sur la chemine ´e, et dont les occupants simplement ne peuvent s’e ´vader. Aussi la premie `re question de Garcin en arrivant est-elle de demander ou ` sont « les pals, les grils, les entonnoirs de cuir », bref les diffe ´rents instruments de son supplice. Et au terme de la pie `ce, Garcin finit par comprendre : « Le bronze est la `, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout e ´tait pre ´vu. Ils avaient pre ´vu que je me tiendrais devant cette chemine ´e, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (Il se retourne brusquement.) Ha ! Vous n’e ˆtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est c ¸a l’enfer. Je n’aurais jamais cru... Vous vous rappelez : le soufre, le bu ˆcher, le gril... Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l’enfer, c’est les autres » [3] (acte I sce `ne 5). L’e ˆtre-pour-autrui dans l’ontologie phe ´nome ´nologique sartrienne Activite ´ et passivite ´ du sujet Pour comprendre l’esprit dans lequel est e ´crit Huis clos, il faut se souvenir des the `ses relatives a ` l’e ˆtre-pour-autrui que Sartre expose en 1943 dans son essai d’ontologie phe ´nome ´nologique, L’E ˆtre et le Ne ´ant. Cet ouvrage s’attache notamment a ` de ´crire les relations concre `tes du sujet a ` autrui en proce ´dant a ` une phe ´nome ´nologie du regard et, par suite, en de ´crivant cette relation – premie `re selon Sartre – que constitue le regard d’autrui. Il va de soi que la notion de regard doit e ˆtre entendue dans son sens le plus large. On peut dire qu’elle recouvre l’ensemble des modalite ´s sous lesquelles autrui me perc ¸oit, et qui n’implique pas ne ´cessairement que je sois pre ´sent pour lui en chair et en os. De fait, mon existence se re ´duit bien souvent a ` d’humbles traces : un pull-over, une chaussette, un dentifrice reste ´ ouvert, etc. Or, pour Sartre, dans L’E ˆtre et le Ne ´ant, de deux choses l’une : ou le sujet est actif, ou il est passif ; ou le sujet est regardant, ou le sujet est regarde ´ ; mieux : ou je regarde autrui et du me ˆme coup le re ´ifie, le chosifie, ou j’e ´prouve dans la honte ou la fierte ´ l’objectivation de mon e ˆtre sous le regard d’autrui qui, du me ˆme coup, nie ma liberte ´. Ainsi, originellement, il n’y a pas pour Sartre de face-a `- face possible, et notre rapport a ` autrui – selon un sche ´ma qui peut rappeler la lutte des consciences dans La Phe ´nome ´nologie de l’esprit de Hegel mais qui ignore toute forme de re ´solution dialectique –, est d’emble ´e de nature conflictuelle. Le regard, premier e ´le ´ment de la relation a ` autrui Par exemple, une personne vient a ` me fixer du regard. Ou bien, avec la modestie d’une jeune fille bien e ´leve ´e, l’humilite ´ d’un subordonne ´, la sournoiserie d’une coquette, je baisse les yeux et accepte de me faire « chose ». Ou bien je fixe a ` mon tour cet importun et le contrains a ` de ´tourner son regard. Mais dans les deux cas, l’un domine, l’autre est domine ´. Nous saisissons ainsi une premie `re dimension de l’enfer sartrien : affronter le regard d’autrui et lui imposer notre regard, ou bien vivre sous son regard qui, d’une manie `re ou d’une autre, toujours nous de ´shabille. Cette description n’est en rien arbitraire. Il suffit pour s’en convaincre de penser a ` toutes les re `gles de politesse qui commandent le regard dans notre socie ´te ´, a ` commencer par l’interdiction ge ´ne ´rale de fixer quelqu’un du regard ; ou bien a ` la ge ˆne que nous e ´prouvons immanquablement lorsque nous allons a ` la rencontre d’une personne qui nous attend et nous regarde simplement marcher vers uploads/Philosophie/l-x27-autre-c-x27-est-lenfer-pdf.pdf
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- Publié le Mar 16, 2021
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