LA DIALECTIQUE DE LA FORTUNE ET DE LA VIRTÙ CHEZ MACHIAVEL André Rélang Centre

LA DIALECTIQUE DE LA FORTUNE ET DE LA VIRTÙ CHEZ MACHIAVEL André Rélang Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2003/4 Tome 66 | pages 649 à 662 ISSN 0003-9632 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2003-4-page-649.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Mystérieuse dans ses ressorts comme dans ses actions, la fortune a dans ses bienveillances électives les allures d’une cosmodicée ; les obstacles se lèvent alors un à un, tout n’est plus qu’occasion favorable et le chemin conduisant aux plus hautes dignités s’aplanit jusqu’à transformer la rugosité du monde en une matière malléable et ductile. Mais Machiavel se garde de recommander un abandon à des doctrines auxquelles il reproche au mieux d’être lénifiantes, au pire d’être à l’origine d’une corruption morale aux conséquences désastreuses. Cette version sécularisée du providentialisme chrétien qu’accréditent quelques textes est d’ailleurs contredite par l’image d’une fortune foncièrement malveillante s’ingéniant à précipiter la ruine de ceux qu’elle désire abaisser. Comment comprendre cette oscillation entre une théologie positive et une téléologie maléfique si on accorde à l’idée d’un dessein ou d’une intention la valeur d’une thèse ? On voit, au contraire, que Machiavel s’efforce de relativiser les deux discours l’un par l’autre, pour mieux en faire apparaître la fausseté et le statut rhétorique. Si nous écartons l’idée de décrets célestes et de Raison cosmique présidant aux événements, si, en un mot, nous écartons la référence à un ordre transcendant dont l’existence situerait nécessairement la vérité du royaume terrestre dans un arrière-monde inaccessible, que reste-t-il ? La facticité du monde, c’est-à- dire une certaine distribution contingente des choses et la trame des faits. Mais cette réponse ne saurait être pleinement satisfaisante si elle n’était complétée par la référence à la virtù à laquelle reste ordonnée la fiction d’une intentionnalité théologique. Quelle que soit la nature de la fortune, bonne ou 1. Cf. Discours sur la première décade de Tite-Live (D), in M, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1952, II, 29, p. 596. Nous renvoyons à la même édition pour Le Prince (P), et L’art de la guerre (AG). Archives de Philosophie 66, 2003 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Universitaire de Strasbourg - Benvenho Celia - 130.79.250.250 - 20/12/2019 14:36 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Universitaire de Strasbourg - Benvenho Celia - 130.79.250.250 - 20/12/2019 14:36 - © Centre Sèvres mauvaise, l’impossibilité foncière pour l’homme d’en scruter les arcanes et d’en appréhender le sens derrière l’écran de ses illusions, frappe de nullité l’idée même de finalité, de causalité transcendante, et impose à l’acteur politique la charge de sa propre liberté. « Ils ignorent quel est son but ; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance ; et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver » 2. Avec cette perte d’un Cosmos habité de divinités et déesses, le monde n’en reste pas moins ce qu’il est, mais l’espérance, soumise elle aussi au processus de sécularisation, ne se situe plus dans un lointain au-delà, elle vient se loger en l’homme. Si la notion de fortune a le mérite de restituer à l’action sa part immaîtrisable de contingence dans un univers aux repères et aux significations mouvantes, permet-elle cependant de circonscrire le champ d’intervention et de répondre du même coup à la finalité pratique du concept ? D’autre part, si la virtù représente les promesses les plus hautes que comporte la reconnaissance explicite d’un pouvoir objectif sur les choses, comment peut-elle, à titre de disposition naturelle, s’insérer dans la doctrine du libre-arbitre ? La fortune ou l’indéchiffrable mutabilité des choses En prenant pour thème la notion de fortune (avec ses variations : bonne fortune et infortune), Machiavel n’ignore pas qu’il est l’héritier et le conti- nuateur d’une tradition riche en éponymes que l’on peut faire remonter au moins à Homère chez les poètes, à Aristote chez les philosophes, en passant en autres par Plutarque, Polybe, Pétrarque, Bruno et Dante. Toutefois Machiavel préfère la donner pour ce qu’elle est d’abord et avant tout, à savoir l’opinion du tout venant, la quintessence d’une sagesse populaire, la repré- sentation commune d’une humanité tout à la fois confrontée à l’inconstance du réel et en butte aux excès des crises politiques. Opinion donc à laquelle il importe de donner la réplique parce que, comme « doxa », elle ne se borne pas à offrir une représentation du monde, elle institue un type particulier de rapport au réel, engendre des pratiques et induit des effets dont les consé- quences démentent sa prétention au simple statut de représentation : elle est déjà une attitude et une option sur l’avenir. A la fois invisible et irrécusable dans ses effets, capricieuse et imprévisible dans ses desseins, la fortune semble dans un premier temps englober en elle, sinon le principe d’une négation radicale de l’idée d’action au sens humaniste du terme, du moins les motifs d’un renoncement à la maîtrise des choses. La psychologie collec- tive donne le nom de fortune à tout ce qu’elle perçoit, à tort ou à raison, 2. Ibid., p. 597. A. LANG 650 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Universitaire de Strasbourg - Benvenho Celia - 130.79.250.250 - 20/12/2019 14:36 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Universitaire de Strasbourg - Benvenho Celia - 130.79.250.250 - 20/12/2019 14:36 - © Centre Sèvres comme relevant du hasard sans se défendre d’y voir parfois l’intention d’une puissance transcendante occulte. Le parti pris de Machiavel de reprendre la notion de « fortuna » telle que la vit et la conçoit la conscience commune, avec ses obscurités et contradictions, peut rapidement mettre au rouet le commentateur soucieux de coordonner les différents points de vue en un tout intelligible. La multiplicité de perspectives discordantes, que seule la présence d’une problématique rigoureusement déterminée pourrait annu- ler, peut aisément donner l’impression que Machiavel a été, dans son élabo- ration conceptuelle, victime de cette double origine, philosophique et popu- laire ; double origine qu’il ne serait pas parvenu à maîtriser et surmonter dans une doctrine cohérente. En résumé, le secrétaire florentin n’aurait qu’additionné le flottement terminologique d’une opinion et la surdétermi- nation spéculative qu’a nourris une longue et vénérable tradition philoso- phique. Qu’en est-il véritablement ? Dans une acception plus technique, très clairement établie dans Le Prince, la fortune désigne tout ce que nous ne devons pas au mérite de nos actions propres, toute élévation qui ne trouve pas sa source dans l’efficace d’une virtù, qu’il s’agisse de l’intelligence politique ou du génie militaire. Ainsi en est-il, par exemple, pour les princes de l’Ionie et des régions pontiaques (lesquels doivent leur rang à la volonté de Darius) 3 et d’une manière générale pour tous ceux qui ont lié leur sort à celui d’un plus puissant. De ce point de vue, parce qu’elle évoque plus la chance que le hasard, la fortune peut être baptisée « bonne fortune ». L’opinion selon laquelle un homme privé ne peut se hisser et se maintenir durablement au pouvoir que par les faveurs de la fortune n’est qu’un article de croyance, un mythe recevant de l’expérience un perpétuel démenti 4. Autrement dit, la fortune peut être le point de départ d’une aventure politique ¢ c’est le cas de Borgia ¢, elle ne peut en être l’assise et le fondement véritable. Là est l’origine de toute déconvenue, de tout mécompte : croire qu’une principauté nouvelle fondée sur la fortune d’autrui peut s’émanciper de cette dépen- dance et se garantir de tous les côtés contre la versatilité de la fortune. On ne saurait, à cet égard, invoquer à titre de contre-exemple la figure des Princes des cités de l’Hellespont, car si ces derniers ont bien accédé en contrecoup d’une conjoncture particulière à de hautes dignités sous uploads/Philosophie/aphi-663-0649-la-dialectique-de-la-fortune 1 .pdf

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