RECENSIONS 363 concept d’habitus que l’on retrouve chez Bourdieu. L’habitus est

RECENSIONS 363 concept d’habitus que l’on retrouve chez Bourdieu. L’habitus est la condition de possibilité d’une communauté donnée, sa manière de vivre qui s’actualise au moyen de l’action de ses membres. Le corps, déterminé par l’habitus de sa communauté, doit donc exécuter une série d’activités dont la finalité consiste, en retour, à pérenniser cet habitus dans l’espace et dans le temps. La question de la pérennité de l’habitus traverse l’œuvre de Perrault ; son cinéma, comme le constatent Fradet et Ducharme, s’interroge sur la passation intergénérationnelle de l’habitus et les raisons menant à son possible déclin. Plus spécifiquement, Perrault s’intéresse au rôle qu’occupe la parole dans l’expres- sion et la conservation de l’habitus d’une communauté. Il est à noter, enfin, que l’ouvrage Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault est rédigé dans une langue soucieuse de rendre accessible au grand public les différentes philosophies évoquées. Il est donc possible de le lire sans connaître, au préalable, la pensée de Nietzsche, Henry ou Bourdieu. Il ne faut toutefois pas croire que les auteurs s’en tiennent à des lieux communs ; bien au contraire, la force de l’œuvre réside justement dans sa capacité à concilier la profondeur de la philosophie et la limpidité du langage ordinaire. François ARSENAULT Université de Montréal Christian GODIN, La démoralisation. La morale et la crise. Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon (coll. « L’esprit libre »), 2015, 278 p. Avec La démoralisation, Christian Godin entend analyser le spectre large de la crise profonde que traverse aujourd’hui la civilisation dans son ensemble. Essai thérapeutique donc, et d’abord diag- nostique, évitant autant que possible la spéculation sur les causes au profit d’un examen chirurgical des faits dans toutes leurs variétés. Le sous-titre, La morale et la crise, entend précisément situer ce qui constitue pour lui le point nodal de cette crise globale : la perte du sens moral, d’où découlerait la perte du sens tout court. La démoralisation porte ainsi le double sens passif de la dépression cri- tique généralisée, et actif de la suppression volontaire et organisée de tout enracinement moral des sociétés. La thèse ici soutenue consiste donc, en bonne logique, à montrer que la passion, que tout un chacun peut observer sous la forme d’une sorte de pathologie générale des sociétés modernes, trouve son origine et son explication dans l’action, celle de la destruction délibérée des principes moraux censés fonder la vie en société. La conséquence est nette et sans appel : « Pour la première fois dans l’Histoire, l’homme ne se reconnaît plus dans son propre monde » (p. 265). Cette perte résulte de la reconfiguration intégrale de ce monde par l’exclusion progressive de tout principe mo- ral, constat qui ouvre l’essai : « Désormais, il n’y a plus d’autorité morale. L’expression même est devenue suspecte » (p. 7). Si les causes apparentes de ce phénomène d’immoralisme grandissant paraissent bien connues, sous les noms d’individualisme, de matérialisme, d’utilitarisme, ou encore de pragmatisme, ces fac- teurs n’expliquent finalement pas grand-chose du phénomène lui-même, étant « des signes aussi bien et même plus que des causes » (p. 8). Le creuset du monde contemporain est bien plutôt l’en- semble des valeurs, utilité, nouveauté, vitesse, efficacité, etc., véhiculées et matérialisées par la techno-économie mondialisée. Ces valeurs techno-économiques étant par essence « directement antinomiques avec la morale » (p. 8), il s’agit donc d’analyser cette antinomie fondamentale dans l’ensemble des sphères de l’existence. Cette analyse est développée en quatre temps. La première partie s’attache au vernis philosophique de l’immoralisme, qui consiste essentiel- lement à substituer l’éthique à la morale. L’archétype de cette substitution est donné par l’éthique spinoziste, dont la visée propre est précisément « de rendre toute morale impossible » (p. 17). RECENSIONS 364 Orientée par la conscience de soi du conatus, elle rationalise et individualise l’ensemble des précep- tes moraux en les rapportant aux affections du sujet connaissant, dont la vertu propre est à la fois raison et liberté. L’objet même de la vertu se voit ainsi transformé, dès lors que « la philosophie pratique de Spinoza est une éthique de l’amour, et non une morale du bien » (p. 18). Or, réhabilitant intégralement la force du désir contre la force de la règle à la source de toute conception de la vie bonne, l’époque contemporaine détermine, d’une manière toute spinoziste, l’éthique contre la mo- rale. Les conséquences de cette disjonction sont majeures, et fondent en réalité les principes fon- cièrement contradictoires des sociétés modernes. Substituant le possible au devoir, le particulier à l’universel, le règne du pragmatisme minimaliste à celui des principes catégoriques, et plus généra- lement la technique à la métaphysique — Godin retrouve là un topos de la critique heideggérienne de la modernité —, l’éthique contemporaine renonce à toute réciprocité : « Ne sachant que faire de la bonté, l’éthique choisit de faire comme si elle n’existait pas » (p. 37). Par quoi elle ne sert que les intérêts d’une démagogie libertaire débridée, rendant impossible toute égalité réelle. Le règne contemporain des éthiques, se multipliant comme autant de morales desséchées, mini- males et schizophrènes, n’est donc que le marchepied théorique de l’individualisme libertaire, dont la deuxième partie de l’essai analyse, en ses deux aspects économique et psychologique, la foncière et immorale cruauté. Le premier point concerne évidemment le rôle principiel de cet individualisme au sein du système capitaliste ayant « pour base et pour moteur l’égoïsme » (p. 47). Aussi bien ce système n’a de cesse d’exacerber le libertarisme narcissique le plus effréné, celui-ci apparaissant comme la condition même de l’échange marchand tous azimuts. Aucun domaine n’y échappe, de l’entreprise au sport ou à l’industrie du sexe : partout s’impose le nouvel impératif catégorique de la jouissance égoïste, garantissant la circulation des échanges, et nécessitant le renversement de tout principe moral et civil. Mais cet égoïsme narcissique n’est lui-même qu’un moyen, au service de l’unique office de ce système consistant à « transformer toute réalité en capital, c’est-à-dire en source de profit, et en marchandises, c’est-à-dire en choses échangeables » (p. 50). La vie elle- même des individus devant se conformer au mode de fonctionnement du système capitaliste, l’impératif narcissique cache « l’exigence d’existence liquide ou vaporeuse » (p. 62). En d’autres termes, ce narcissisme est aussi totalitaire qu’il est nihiliste ; il s’impose en même temps qu’il impose la disparition de tout « soi ». D’où découlent inévitablement les pathologies de ce narcis- sisme exacerbé à l’heure même de son triomphe, tiraillé qu’il se trouve entre la dictature de sa propre image et l’humiliation qu’implique ce règne de la représentation. Nous assistons ainsi « au processus inverse de déconstruction de la subjectivité de la personnalité en individualité, et du retour d’une éthique de la honte aux dépens de la morale de la culpabilité » (p. 75). Cette contra- diction aboutit à trois conséquences, qui s’avèrent majeures parce qu’elles touchent l’ensemble des sociétés : cynisme, dépression et antihumanisme. Ces phénomènes globaux ne sont qu’apparem- ment antagonistes dès lors qu’ils ont en commun la destruction du contrat social par le double appareillage de la jouissance narcissique dissolvant la consistance même de l’individu, dont Godin propose un adage : « Pour se haïr soi-même, il faut bien en arriver à ne plus pouvoir aimer que soi » (p. 100). Ce processus global de démoralisation s’appuie logiquement sur une destitution systématique des notions de vice et de perversion faisant le fond de toute morale. La troisième partie s’attache à démonter les mécanismes de cette destitution. Celle-ci opère par la promotion systématique de tout ce qui constituait le cœur de l’interdit moral dans la chrétienté médiévale, à savoir le péché capital, devenu, après qu’on lui a retiré toute sa dimension pathétique, simple jeu, divertissement, voire mo- teur de toute activité économique réellement productive : « La paresse ? Nous l’envions. La luxure ? Nous la regardons avec gourmandise et la cultivons avec orgueil. L’envie, la gourman- dise ? Ce sont d’excellents arguments de vente. La colère ? Elle est la réaction lucide aux injustices RECENSIONS 365 du temps. Il n’y a guère que l’avarice à être rejetée, parce qu’elle contrevient au devoir de consom- mation, parce qu’elle est une manière de trahison » (p. 134). L’invasion publicitaire joue un rôle central dans cette inversion, imposant un véritable devoir de pécher, dans la double perspective, indiquée précédemment, du développement de la jouissance individuelle et de la libéralisation des échanges et de la circulation de la valeur marchande. En quoi, dit l’auteur, elle s’avère « théologiquement diabolique » (p. 132). Or l’agent principal d’un tel renversement est le règne sans partage de l’image, sous toutes ses formes, publicitaire, télévisuelle, cinématographique, pornographique, ou encore « vidéo-ludique ». Un tel empire est en réalité indispensable au système capitaliste, dès lors que l’image, d’une part, « est la seule façon de trans- former en capital et en marchandises des réalités qui autrement échapperaient à la sphère écono- mique » (p. 162), et que d’autre part elle constitue la plus formidable machine à modeler les repré- sentations, du monde, du désir, du réel, uploads/Philosophie/ godin-ltp-72-2-juin-2016-363-366.pdf

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