L’art de la mémoire et le langage symbolique de la Franc-Maçonnerie Jean-Daniel
L’art de la mémoire et le langage symbolique de la Franc-Maçonnerie Jean-Daniel Graf Nous sommes ce que nous sommes par le souvenir et l’intégration de ce que nous avons été. La conscience de soi, nos comportements, nos réactions sont indéfectiblement liées à nos souvenirs, qu’ils soient conscients et inconscients. Au lieu d’enregistrer de manière automatique et désordonnée nos expériences, on peut constituer une mémoire qui accompagne le développement spirituel, en créant des habitudes et des élans d’esprit favorables. Il existe des traces de l’utilisation de telles techniques dans la pensée philosophique et religieuse de l’Occident. Les méthodes du tantrisme, en particulier dans la mémorisation et la visualisation de mandalas en sont la réplique orientale. L’impact de tels moyens habiles est dépendant de l’Idée que l’on se fait du monde et de l’univers. La plus favorable ne serait-elle pas l’Unus Mundus de Carl Gustav Jung et du prix Nobel de physique Wolfgang Pauli ? Sommes-nous capables de réaliser l’importance fondamentale de la mémoire dans la vie intellectuelle des hommes de l’Antiquité ? Aujourd’hui, la majeure partie des connaissances accumulées par l’humanité au cours des siècles sont stockées sur des supports « extérieurs » (livres, films, supports magnétiques ou optiques- numériques) et sont ainsi virtuellement accessibles à l’ensemble de l’humanité. En revanche, dans l’Antiquité, alors que les moyens de fixer et de diffuser des connaissances étaient beaucoup plus limités, l’intellectuel, le médecin, l’homme de loi, le prêtre, devaient mémoriser l’essentiel des connaissances nécessaires à leurs activités. Il était donc naturel que des moyens mnémotechniques soient élaborés et transmis, jusqu’à constituer une méthode relativement complexe baptisée « art de la mémoire », fondée sur l’analogie, l’allégorie et la traduction d’une séquence temporelle en un ordre spatial. L’évolution 2 de cet art peut être suivie de l’Antiquité gréco-romaine au XVIème siècle, comme en témoignent les travaux remarquables de l’historienne britannique Frances Yates dont l’ouvrage « The Art of Memory »1 a été publié en 1966. Dans une somme consacrée à la mémoire2, parue en 2000, le philosophe Paul Ricoeur rappelle la distinction classique entre mémoire naturelle et mémoire artificielle, la première désignant la fixation spontanée, involontaire, d’une image ou d’une suite d’images, alors que la seconde équivaut à la mémorisation forcée d’un discours, d’un raisonnement ou d’une liste d’objets. C’est bien entendu la mémoire artificielle qui fait l’objet de notre étude. Le symbolisme est un des éléments caractéristiques de la Franc- Maçonnerie. Plus précisément, il constitue le langage de l’initiation. Le propre du langage symbolique initiatique est d’utiliser des images du monde matériel, accessibles aux sens, pour évoquer des réalités abstraites, morales ou spirituelles. Il faut cependant rappeler que la correspondance entre une idée et son symbole n’est pas un rapport symétrique, comme celui qui lie, dans un lexique, un mot à sa définition. Si l’image symbolique reste immuable, l’idée qu’elle évoque est appelée à se constituer progressivement et à mûrir dans l’esprit de l’initié en fonction de ses réflexions et méditations. Avec le temps, la simple présentation du symbole permettra d’activer dans la mémoire du sujet un ensemble de connaissances, d’impressions, de règles de conduite, ou un « état de l’être » qui y avaient été attachés. Ce qui est important, c’est que la pléiade évoquée reste du domaine intérieur du sujet, et qu’elle n’est pas communicable par le langage ordinaire. D’où le peu d’intérêt, pour l’initié, d’un dictionnaire des symboles. Dans la période terminale de son évolution, l’art de la mémoire est devenu une forme d’ascèse, dont le but était la connaissance de soi et la réintégration de la partie divine de l’âme. Curieusement, cette période précède de peu les débuts de la Franc-maçonnerie spéculative, et les deux disciplines présentent quelques « intersections » sous la forme de personnages et de milieux cultivant un intérêt pour l’ésotérisme. 3 La présente étude a pour but de mettre en évidence les similitudes éventuelles entre les modalités d’utilisation du symbolisme dans la pratique de l’art de la mémoire et dans celle de la Franc-Maçonnerie. Le mythe fondateur Le récit relatant l’origine de l’art de la mémoire a été transmis par Cicéron. L’inventeur « mythique » de l’ art de la mémoire serait le poète grec Simonide de Céos qui, engagé par le noble Scopas pour chanter un poème en son honneur au cours d’un banquet, ajouta un passage en l’honneur de Castor et Pollux. A la fin du panégyrique, Scopas dit à Simonide qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme promise, et qu’il devait se faire payer le solde par les Jumeaux mythologiques dont il avait chanté les louanges. Un peu plus tard, on appela Simonide à l’extérieur de la salle, en lui disant que deux jeunes gens demandaient à le voir. Quittant le banquet, le poète ne trouva personne mais, en son absence, le toit de la salle s’écroula et écrasa Scopas et tous ses invités. Lorsqu’on eut dégagé les décombres, les cadavres étaient à ce point broyés qu’il était impossible de les identifier. Mais Simonide, qui avait fixé dans sa mémoire la place et le nom de chaque convive, put indiquer le nom de chaque cadavre et permit ainsi aux familles d’emporter leurs morts. La légende veut que cette aventure ait inspiré au poète les principes fondamentaux de l’art de la mémoire, c'est-à-dire la représentation mentale d’un espace organisé et l’association d’un nom ou d’une liste ordonnée d’objets, de personnes ou d’idées avec une succession d’emplacements dans cet espace. « Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Ainsi l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles- mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquels on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace ».3 L’art de la mémoire dans l’Antiquité Notre connaissance des règles méthodologiques de l’art de la mémoire dans l’Antiquité provient essentiellement de trois sources : Cicéron, 4 Quintilien, et un maître de rhétorique à Rome, auteur anonyme du traité Ad Herrenium 4. Pour ces trois auteurs, l’art de la mémoire appartient incontestablement à la rhétorique. Associée aux quatre autres parties de cette discipline (inventio, dispositio, elocutio, pronuntiatio)5, la mémoire artificielle permettait à un orateur de prononcer de longs discours sans l’aide d’aucune note, en restant fidèle à la forme et au contenu élaborés préalablement. L’art de la mémoire consistait donc en un ensemble de moyens mnémotechniques formalisés, que tout orateur devait apprendre à maîtriser, comme un bon artisan maîtrise les outils et les techniques de son métier. La pratique de l’art de la mémoire comprenait deux grandes étapes. La première consistait à imprimer dans l’esprit de l’orateur une architecture faite d’une série ordonnée de lieux sous la forme d’un bâtiment vaste et varié, dont la succession des pièces et leurs caractéristiques devaient être mémorisées avec précision. Cette architecture fournissait une structure de base immuable, utilisable en principe pour des centaines de discours différents. La seconde étape revenait à déposer mentalement dans chacune des pièces des objets ou personnages emblématiques des thèmes ou des mots à mémoriser. Ainsi, d’une manière subtile, la structure temporelle du discours était transcrite dans une structure spatiale, et les événements ou idées abstraites constituant les parties du discours étaient traduits en impressions visuelles évocatrices (images). Au moment de prononcer son discours, l’orateur parcourait mentalement toutes les pièces de son « palais intérieur » et reconnaissait, dans chacun des lieux, les images qu’il y avait déposées. Les principes régissant la traduction d’idées en images étaient d’une grande diversité et relevaient de l’imagination du pratiquant. Par exemple, l’auteur d’Ad Herrenium conseille d’utiliser des images extraordinaires, ou dramatiques, qui provoquent une émotion et laissent une trace plus profonde dans l’esprit. Plutôt que des personnages ordinaires, l’orateur imaginera des êtres très beaux ou grotesques, ou encore infirmes, blessés, tachés de sang, ou vêtus de manière somptueuse. Cicéron, de son côté, évoque des images « saillantes, à arêtes vives »6. Quintilien7, plus pondéré, propose de puiser dans le lexique symbolique classique, par exemple d’imaginer une ancre pour évoquer la navigation, ou une épée pour représenter 5 une affaire criminelle. La relation entre l’image et l’argument à mémoriser était soit de type symbolique, soit de type homonymique (jeu de mots). Il semble que la méthode de mémorisation utilisée et préconisée par Cicéron n’ait pas fait l’unanimité parmi ses contemporains et successeurs, qui objectaient que cette gymnastique intellectuelle était plus laborieuse que le simple apprentissage d’un texte par cœur. A ses critiques, Cicéron répondait que la vision est le plus fort de tous les sens, et que seul l’exercice d’une visualisation intérieure permettait de dépasser les performances d’une mémoire « ordinaire ». On peut supposer qu’il était lui-même doué d’une mémoire visuelle exceptionnelle. Mais on ne peut exclure, comme le suggère Yates8, que l’importance qu’il accordait au développement de la mémoire ait eu un fondement plus philosophique. Cicéron a en effet manifesté son adhésion à la philosophie platonicienne9, qui accordait à uploads/Philosophie/art-memoire-graf.pdf
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- Publié le Aoû 07, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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