1 Etienne BALIBAR L’Anti-Marx de Michel Foucault Contribution au Colloque Inter
1 Etienne BALIBAR L’Anti-Marx de Michel Foucault Contribution au Colloque International « Foucault & Marx », Université de Paris-Ouest et Collège International de Philosophie, 18-20 décembre 2014 En proposant ce titre pour ma contribution au Colloque Foucault & Marx – qui se trouve être la dernière prononcée, mais qui n’a évidemment aucune prétention à délivrer des conclusions ou à porter un jugement final, après audition de tous les témoins et parties civiles – je souhaitais évidemment introduire un petit élément de provocation. Car j’imaginais que le colloque serait placé, d’une façon générale, sous le signe de la conciliation, sinon de la réconciliation. On a pu constater, tout au long de ces trois jours, que le problème, aux yeux des participants, ne se posait pas en des termes aussi simples, car chacun à sa façon a pris soin de mettre en évidence aussi bien des convergences que des divergences, des compatibilités et des incompatibilités, ou ce que je me risquerai à appeler des additivités et des soustractivités, tout en prenant en compte les modalités historiques et épistémologiques sous lesquelles de tels calculs peuvent avoir un sens. Personne n’a prétendu réduire Marx au foucaldisme ou Foucault au marxisme, bien que la tendance à construire un discours commun, un discours de communication entre les deux problématiques, non seulement pour comprendre l’histoire des idées, mais en vue d’applications et de travaux futurs, ait incontestablement tenu le devant de la scène. Le colloque, après tout, s’intitule « Marx et Foucault » et non pas « Marx ou Foucault ? », et nous avons entendu en ouverture un commentaire savant de la signification et des usages du « et ». Dans une ponctuation de sa présidence de séance, Matthieu Potte-Bonneville a proposé une typologie des façons dont on peut pratiquer le « et », prévoyant que chacune trouverait ici ses défenseurs. Je la résume ainsi. Il y a trois grandes modalités possibles. Appelons la première articulation, ce qui veut dire qu’on se propose de connecter des énoncés, des analyses, des problèmes, des intentionnalités, avec tous les degrés possibles de la proximité et de la distance, de l’homogénéité et de l’hétérogénéité. Ceci est peut-être, étant conduit avec rigueur, la condition de possibilité de toute confrontation sérieuse. Plus engagée, ou plus risquée, est la subsomption de l’un des auteurs sous l’autre, ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’on cherche à faire des analyses de Marx une partie de la théorie foucaldienne, ou inversement, mais peut vouloir dire, tout simplement, qu’on essaye plutôt de relire Marx en fonction des questions foucaldiennes, ou inversement, ou encore qu’on essaye de développer et rectifier les analyses de Marx dans une perspective foucaldienne, ou inversement. Il est même possible de penser à une « subsomption réciproque », qui peut se faire immédiatement, ou par le détour de tiers convoqués comme témoins et comme truchements, tels Kant, ou Hegel, ou Weber, ou Deleuze… Enfin la plus risquée de toutes, mais qui pour cette raison est la plus ambitieuse, et nécessairement éclairante, est celle qui cherche à convoquer Marx et Foucault devant le tribunal d’une métathéorie ou si l’on veut d’une métastructure, où leurs énoncés – traités aussi scrupuleusement que possible, mais non sacralisés ou littéralisés – ont à répondre de leurs conséquences possibles, et doivent dire sur quels fondements, à quelles fins ils peuvent travailler ensemble. Je ne récuse aucun de ces points de vue, au contraire, j’essaye de les pratiquer et en tout cas d’en apprendre, mais aujourd’hui, pour les besoins d’un exercice de pensée, je vais en prendre le contre-pied, c’est- à-dire que je vais essayer de penser la disjonction des deux auteurs, des deux problématiques. Et l’on verra qu’après tout ce n’est pas si facile que cela. Je parlerai donc contre la conciliation, la complémentarité parfaite, la subsomption intégralement possible. Cependant, 2 ceci n’a de sens à mes yeux que, justement, parce qu’il y a une très grande proximité, un « voisinage » incontestable de Marx et de Foucault sur plusieurs points, qui est dû non seulement à la lecture de Marx par Foucault, mais à d’autres raisons, parmi lesquelles j’inscrirai volontiers la lecture de Foucault par Marx, lecture évidemment virtuelle, ou que nous pouvons construire par l’imagination théorique, comme, dans un livre devenu classique, Pierre Macherey avait naguère exposé la critique de Hegel par Spinoza. Je dirai aussi – dans un esprit voisin de celui qui animait hier l’exposé de Diogo Sardinha, même si je n’en tire pas tout à fait les mêmes conclusions, que la proximité théorique, conceptuelle, problématique des deux auteurs se double d’une affinité de style intellectuel, celle qui préside à leur passion pour l’enquête, la constante remise en question des conclusions et des constructions systématiques, et à leur exigence, suivant la fameuse expression de Foucault, de développer « des fragments philosophiques dans des champs historiques » (L’impossible prison). Tout ceci cependant : voisinages théoriques et affinités intellectuelles, ne prend son sens qu’à la condition d’identifier les divergences qui sont irréductibles, celles qu’il ne faut à aucun prix gommer pour comprendre les conditions du dialogue, et que même, sans doute, il faut mettre au centre d’une tâche infinie de rapprochement de ce qui pouvait sembler déjà proche, trop proche en fait. Ici encore je me servirai d’une expression foucaldienne, ou quasi foucaldienne : je dirai qu’il faut trouver le point d’adversité, ou les points d’adversité (mais un, qui soit fondamental, ce serait déjà bien). C’est à quoi je voudrais m’employer maintenant, en « forçant » au besoin l’exposé de façon à bien faire ressortir le point d’adversité, et en le localisant dans un champ qui soit à la fois, historiquement et logiquement, un champ de rencontre, de confrontation inévitable, et un « champ d’adversité » irréductible. Je dirai dans un instant comment je le définis. Mais auparavant, aussi schématiquement que possible, en profitant d’ailleurs de beaucoup de choses qui ont été dites ou suggérées ici, j’ai besoin d’esquisser trois préalables. Je ne les développerai pas complètement, je me contenterai d’en décrire l’argumentation possible. Ils concernent respectivement ce qu’on pourrait appeler les cycles de l’Abrechnung, ou du « règlement de comptes », de Foucault avec Marx, puis plus spécifiquement la composition, le rythme, l’orientation, le contexte du second de ces cycles, celui que les publications et les débats récents ont particulièrement fait ressortir, et que j’appellerai le cycle politique ou politologique. Et enfin – de façon scandaleusement superficielle – je poserai aussi en préalable la reconnaissance de certains recouvrements des deux discours qui, pour nous en tout cas, aujourd’hui ou compte tenu de « ce que nous sommes », c’est-à-dire de ce que nous sommes devenus depuis Marx et depuis Foucault, ne devraient plus être contestables. Premier préalable, donc, l’Abrechnung. Je pense qu’il y a deux grands cycles, assez nettement disjoints, du règlement de compte de Foucault avec Marx (au sens où Marx avait parlé de son règlement de comptes avec Hegel, et l’on sait qu’il crut peut-être un peu trop vite en avoir d’emblée terminé). Le premier, pour fixer les idées, s’étend entre 1954 et 1966. D’une part, Maladie mentale et personnalité publié en 1954, avec ses deux chapitres « marxistes » ultérieurement retranchés et, il faut bien le dire aussi, censurés dans la publication des Dits et Ecrits : l’un historiciste et sociologique, assez politzérien, l’autre explicitement pavlovien, matérialiste dialectique et bourré de références aux travaux de l’Académie des sciences de l’URSS, explorant ensemble en termes de conflit intériorisé et déplacé la question des causes sociales et des conditions matérielles de l’aliénation, dans le double sens du terme. Et d’autre part la rédaction de Les mots et les Choses, publié en 1966, avec sa fameuse inscription du marxisme (et notons bien qu’il s’agit du marxisme de Marx, pas des épigones) dans le champ de l’évolutionnisme historique et économique du XIXe siècle, où il serait comme un « poisson dans l’eau », pivotant autour d’un certain « point d’hérésie » relatif à l’articulation des lois de développement et de l’état final du système productif, dont résulte aussi la dérision projetée sur les débats concernant l’opposition ou la 3 coupure entre le marxisme et l’économie bourgeoise comme « tempête au bassin des enfants ». Ce cycle opère donc un renversement, dont les étapes n’ont rien de simple, mais dont le résultat paraît tout à fait clair, sans appel. La disqualification, étonnamment conjointe, de l’humanisme du travail et de la catégorie d’idéologie, en constitue l’un des aspects saillants. Ce cycle est à dominante épistémologique, ce qui ne veut pas dire que la politique ou les implications politiques n’y jouent aucun rôle. Notons à cet égard, car les implications politiques d’un discours théorique ne sont jamais indépendantes de la conjoncture réelle, que 1954 est avant 1956 et que 1966 n’est pas encore 1968. Sans doute l’aviez-vous d’emblée remarqué. Si tel est le premier cycle, quel est le second ? Je crois qu’on peut le circonscrire assez exactement lui aussi, nous avons maintenant tous les éléments pour cela : du point de vue des écrits qui le marquent, et dont uploads/Philosophie/balibar-l-x27-anti-marx-de-michel-foucault.pdf
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- Publié le Apv 30, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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