LES DEUX SOURCES DE L’ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALE Épistémologie analytique et épistém
LES DEUX SOURCES DE L’ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALE Épistémologie analytique et épistémologie « proactive » : les enjeux d’une compétition Jean-Marie Chevalier Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques » 2015/3 n° 142 | pages 73 à 91 ISSN 0241-2799 DOI 10.3917/caph.142.0073 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2015-3-page-73.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé. © Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Tandis que le relativisme menace celle-ci, la première souffre d’un parti pris fondamentalement individualiste. Ces limites ont servi de base à une critique réciproque qui a viré à la concurrence, voire à l’hostilité. Le présent article suggère qu’en appliquant leurs propres méthodes d’analyse à l’oppo- sition même des épistémologies sociales, leurs représentants auraient dû privilégier à la compétition la visée d’un accord de la communauté des chercheurs. E n 1987, Alvin Goldman, âgé de presque 50 ans, et Steve Fuller, 28 ans, s’associèrent pour diriger un numéro spécial de Synthese consacré à l’épistémologie sociale. Si la locution n’était pas nouvelle, le champ venait d’être ouvert. En tant que « théorie sociale de la connais- sance », l’épistémologie sociale s’occupe « du rôle que joue la socialisation (en divers sens de ce terme) des acteurs dans la possibilité de la connaissance en général 1 ». Toujours en 1987 fut fondée la revue Social Epistemology dont Fuller fut le premier rédacteur en chef. L’année suivante, il intitulait ■ ■ 1. A. Bouvier, « Épistémologie sociale », in S. Mesure, P. Savidan (dir.), Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006. DOSSIER Approche sociale de la croyance © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE 74 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 142 / 3e trimestre 2015 son premier ouvrage Social Epistemology. Alvin Goldman publia plus de dix ans plus tard son livre Knowledge in a Social World. En 2004, il fonda Episteme, « revue d’épistémologie sociale ». Malgré un départ commun, les chemins empruntés par Alvin Goldman et Steve Fuller ont divergé au point de s’opposer radicalement, parfois avec une certaine virulence. Fidèle à ses travaux d’épistémologie générale, Goldman a appliqué la méthode d’un philosophe analytique aux groupes sociaux. Fuller s’inspire davantage d’une sociologie des sciences tentant d’expliquer la formation des connaissances par l’étude des facteurs sociaux. Face à l’épistémologie sociale analytique et partie en guerre contre celle-ci, sa propre approche se veut critique des institutions et des pratiques d’encadrement du savoir, et vise à mieux diffuser la connaissance dans la société. Cette attitude « proactive » n’est pas partagée par l’épistémologie sociale analytique, que Fuller considère pour cette raison comme parfaitement sans objet. Goldman n’estime guère davantage les déclarations polémiques de son adversaire, qui, rapportées au critère de la vérité, sont souvent douteuses. L’objet du présent article est de tenter de dépasser, sinon l’opposition entre les deux voies de l’épistémo- logie sociale, au moins les invectives et les procès d’intention, l’anathème et l’amalgame, pour mettre au jour les enjeux philosophiques véritables qui interdisent toute réconciliation. Après avoir présenté chacune des deux parties, l’article s’interroge sur le statut de la concurrence et de la coopé- ration dans la production sociale des savoirs. L’épistémologie sociale est-elle de l’épistémologie sociale ? La position d’Alvin Goldman Épistémologie analytique générale et épistémologie du témoignage L’épistémologie sociale « analytique » est née d’une excroissance de l’épistémologie analytique « générale ». Héritière de Frege, Russell ou encore Carnap, celle-ci analyse principalement la nature, les conditions et la valeur de la connaissance en termes de croyance, de vérité et de justi- fication. De nombreuses conceptions ont été développées pour expliquer l’insuffisance d’une définition de la connaissance comme croyance vraie justifiée (ou doxa vraie pourvue de logos dans les termes du Théétète). Les théories de la justification qui en ont résulté ont en commun de prendre pour point de départ le sujet isolé et de procéder à une analyse « en fauteuil » de ses caractères épistémiques, c’est-à-dire une analyse conceptuelle et sans observation. Cet acte de naissance officiel peut toutefois être contesté. Car si l’on considère que le social commence avec deux personnes, l’épistémologie a presque toujours été sociale. La question du témoignage l’atteste. Les analyses classiques de Thomas Reid et de David Hume, par exemple, évaluent la confiance que l’on est en droit (ou en devoir) d’accorder aux dires d’autrui. Néanmoins, dans l’épistémologie analytique traditionnelle, nous ne sommes légitimement autorisés à faire confiance aux témoignages qu’en l’absence de données contraires fournies par les sens, la mémoire ou © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) 75 LES DEUX SOURCES DE L’ÉPISTÉMOLOGIE SOCIALE le raisonnement. Je ne tiens ce qu’on me dit pour vrai que pour autant que mes autres sources de connaissance ne contredisent pas ces dires. Dans l’épistémologie « en fauteuil », le témoignage est donc toujours relégué à la dernière place. Prêter foi aux croyances d’autrui et aux propos rapportés ne met-il pas en péril l’objectivité des critères de la connaissance ? Centrer une épistémologie sur les croyances testimoniales, n’est-ce pas faire entrer le loup dans la bergerie ? Goldman s’est donc senti tenu de justifier la possibilité d’une épis- témologie sociale, et le fait qu’il s’agisse véritablement d’épistémologie en un sens plein 2. Il répondait en cela au doute de William Alston : « L’épistémologie sociale est-elle réellement de l’épistémologie 3 ? » Pascal Engel résume bien le dilemme de la manière suivante : « si […] l’épistémologie est conçue comme une discipline essentiellement conceptuelle et, a priori, formulant des théories normatives de la connaissance indépendamment de toute description historique ou sociale, il semble que la notion même d’épistémologie sociale soit un oxymore : une épistémologie générale ne peut pas être sociale 4 ». L’entreprise analytique spéculative semble incompatible avec une approche de type sociologique, et l’on voit difficilement comment la ou les sociétés pourraient faire l’objet d’une analyse non empirique, fondée sur les seules capacités conceptuelles de l’épistémologue. Aussi, plus que la question de la nature véritablement épistémologique de l’épistémologie analytique sociale, c’est celle de sa nature pleinement sociale qui provoque l’embarras. On ne doute pas que l’épistémologie sociale de Goldman, l’un des plus grands épistémologues contemporains, réponde aux critères canoniques de l’épistémologie, tels la normativité (au sens de la distinction du correct et de l’incorrect) et le souci de vérité. Goldman aurait certainement pris davantage de risques en se demandant si son épis- témologie sociale n’est pas un fiabilisme individualiste travesti, pour lequel la collectivité semble une cote mal taillée. Ses travaux d’épistémologue ont en effet d’abord été fondamentalement centrés sur l’individu. La thèse qu’il défend, le « fiabilisme » (reliabilism), considère qu’une croyance est justifiée quand sa formation résulte d’un processus fiable. Un processus est dit fiable lorsqu’il conduit la plupart du temps, et dans des conditions « normales », à des croyances vraies. Par exemple, la croyance dans mes jugements perceptifs est justifiée, parce que lorsqu’ils fonctionnent normalement (quand je n’ai pas la jaunisse par exemple), mes organes de perception me donnent des informations correctes. En tentant d’élargir cette approche à la communauté, Goldman se donne-t-il les moyens d’une véritable épistémologie sociale ? ■ ■ 2. A. Goldman, “Why Social Epistemology is Real Epistemology”, in A. Haddock, A. Millar, D. Pritchard (dir.), Social Epistemology, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 1-29. ■ ■ 3. W. Alston, Beyond “Justification”: Dimensions of Epistemic Evaluation, Ithaca, Cornell University Press, 2005. ■ ■ 4. P. Engel, « Une épistémologie sociale peut-elle être aléthiste ? », in A. Bouvier, B. Conein (dir.), L’Épistémologie sociale : une théorie sociale de la connaissance, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, p. 81-102. « Une épisté mologie générale ne peut pas être sociale » © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) © Réseau Canopé | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.176.8.129) DOSSIER APPROCHE SOCIALE DE LA CROYANCE 76 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 142 / 3e trimestre 2015 Certains partisans uploads/Philosophie/caph-142-0073.pdf
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- Publié le Oct 28, 2022
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