BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE FONDÉE РАÊ FÉLIX ALCAN LOGIQUE DU PIR
BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE FONDÉE РАÊ FÉLIX ALCAN LOGIQUE DU PIRE Eléments pour une philosophie tragique PAR CLEMENT ROSSET PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1971 Dépôt légal. — l er édition : 1er trimestre 1971 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1971, Presses Universitaires de France PRÉFACE (la troisième lettre c’est e) Ce qui est décrit dans ce livre est une vision tragique, qu'on pourra considérer comme une sorte d'envers de la vision plotinienne : а «Extrémisé opposée de la « simplicité du regard » — vision de Γ Un —, une diversité du regard — vision du multiple qui; poussée à ses limites, devient aveugle, aboutissant à une sorte d'extase devant le hasard (qui n'est, paradoxalement, pas sans rapports peut-être avec l'extase de Plotin). La philosophie tragique est l'histoire de cette vision impossible, vision de rien — d'un rien qui ne signifie pas l'instance métaphysique nommée néant, mais plutôt le fait de voir rien que ce soit dans l'ordre du pensable et du désignable. Discours en marge, donc, qui ne se propose de livrer aucune vérité, mais seulement de décrire de la manière la plus précise possible — d'où l'expression de « logique du pire » — ce que peut être, au spectacle du tragique et du hasard, cette « anti extase » philosophique. CHAPITRE PREMIER DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 1 — POSSIBILITÉ D'UNE « PHILOSOPHIE » TRAGIQUE ? L'histoire de la philosophie occidentale s'ouvre par un constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de désordre, de chaos. En témoigne la parole d'Anaxagore : « Au commencement était le chaos ; puis vint l'intelligence, qui débrouilla tout. » Une des premières paroles d'importance а avoir résonné dans la conscience philosophique de l'homme occidental fut donc pour dire que le hasard n'était plus : parole inaugurale, qui évacue du champ philosophique l'idée de hasard originel, constitutionnel, générateur d'existence. Sans doute le hasard devait- il, au sein de cette philosophie qui l'avait refusé, retrouver une certaine place ; mais il ne devait jamais, ou presque, s'agir que d'un second rang. Le hasard existait, mais seulement а partir, et dans le cadre, d'un ordre qui lui servait d'horizon : conception systématisée par la célèbre thèse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au cours des siècles, a été désigné sous le nom d'entreprise philosophique. Tous ceux pour lesquels l'expression de « tâche philosophique » a un sens — c'est-а-dire presque tous les philosophes — s'accorderont en effet а penser que cette tâche a pour objet propre la révélation d'un certain ordre. Débrouiller le désordre apparent, faire apparaître des relations constantes et douées d'intelligibilité, se rendre maître des champs d'activité ouverts par la découverte de ces relations, assurant ainsi а l'humanité et а soi-même l'octroi d'un mieux-être par rapport au malheur attaché а l'errance dans l'inintelligible — c'est lа un programme commun а toute philosophie réputée sérieuse : commun, par exemple, а des entreprises aussi différentes, et même aussi opposées, que celles de Descartes et de Freud. Devenait également possible le fantasme fondamental de ceux qu'а tort ou а raison on nomme péjorativement des « intellectuels » : l'espoir secret qu'а force d'intelligence, de pénétration et de ruse il est possible de dissoudre le malheur et d'obtenir le bonheur. Fantasme dont l'optimisme est de nature а la fois ontologique et téléologique. Ontologique : on estime que l'ordre des pensées est en prise sur Γ « ordre » des êtres, ce qui suppose en outre que l'être est, de certaine manière, ordonné. Téléologique : la révélation de cet ordre а la fois intellectuel et existentiel est susceptible d'aboutir а l'obtention d'un mieux-être. Dans ces perspectives, l'exercice de la philosophie recouvre une tâche sérieuse et rassérénant: un acte а la fois constructeur et salvateur. A l'opposé et en marge de cette philosophie, il s'est trouvé, de loin en loin, des penseurs qui s'assignèrent une tâche exactement inverse. Philosophes tragiques, dont le but était de dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos enterré par Anaxagore ; d'autre part, de dissiper l'idée de tout bonheur virtuel pour affirmer le malheur, et même, dans la mesure du génie philosophique dont ils disposaient, le pire des malheurs. Terrorisme philosophique, qui assimile l'exercice de la pensée а une logique du pire : on part de l'ordre apparent et du bonheur virtuel pour aboutir, en passant par le nécessaire corollaire de l'impossibilité de tout bonheur, au désordre, au hasard, au silence, et, а la limite, а la négation de toute pensée. La philosophie devient ainsi un acte destructeur et catastrophique : la pensée ici en œuvre a pour propos de défaire, de détruire, de dissoudre — de manière générale, de priver l'homme de tout ce dont celui-ci s'est intellectuellement muni а titre de provision et de remède en cas de malheur. Tout comme le vaisseau par lequel Antonin Artaud, au début du Théâtre et son double, symbolise le théâtre, elle apporte aux hommes non la guérison, mais la peste. Ainsi apparurent successivement а l'horizon de la culture occidentale des penseurs comme les Sophistes, comme Lucrèce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche — et d'autres. Penseurs terroristes et logiciens du pire : leur préoccupation commune et paradoxale est de réussir а pensé et а affirmer le pire. L'inquiétude ici a changé de bord : le souci n'est plus d'éviter ou de surmonter un naufrage philosophique, mais de rendre celui-ci certain et inéluctable en éliminant, l'une après l'autre, toutes les possibilités d'échappatoire. S'il est une angoisse chez le philosophe terroriste, c'est de passer sous silence tel aspect absurde du sens admis ou tel aspect dérisoire du sérieux en place, d'oublier une circonstance aggravante, bref de présenter du tragique un tableau incomplet et superficiel. Ainsi considéré, l'acte de la philosophie est par nature destructeur et désastreux. Réussir а penser le pire — tel est donc le but le plus général de la philosophie terroriste, le souci commun а des penseurs aussi différents que les quelques philosophes cités plus haut. A de tels penseurs, cette tâche empoisonnée est apparue comme non seulement tâche unique, mais encore tâche nécessaire de la philosophie. Ce qu'il y a de commun aux Sophistes, а Lucrèce, а Pascal et а Nietzsche, c'est que le discours selon le pire est reconnu d'emblée comme le discours nécessaire — nécessaire, et par conséquent aussi le seul possible, l'hypothèse du pire étant exclusive de toute autre. Le discours de la convention chez les Sophistes, de la nature chez Lucrèce, de l'homme sans Dieu chez Pascal et de l'homme dionysien chez Nietzsche est ordonné selon une problématique du pire considérée comme nécessaire point de départ. A l'origine du discours, une même intention générale, un même présupposé méthodologique : ce qui doit être recherché et dit avant tout est le tragique. Et c'est précisément а ce titre que la philosophie tragique constitue une « logique du pire » : s'il y a une « logique » dans l'entreprise de destruction qu'elle a en vue, c'est qu'elle considère — au préalable — la destruction comme une nécessité — mieux, comme l'unique et spécifique nécessité de ce qu'elle admet а titre de philosophie. L'objet de la présente Logique du pire est de s'interroger sur la nature de cette « nécessité ». Non pour la mettre en cause ; plutôt pour la mettre en scène : la faire apparaître, en précisant les circonstances qui contribuent, dans l'esprit du philosophe tragique, а rendre cette nécessité « nécessaire ». Entreprise qui peut, il est vrai, paraître ambiguë. Aucune pensée, aucune philosophie n'est, il va de soi, nécessaire en elle-même : et, sous ce rapport, la réflexion par laquelle Bergson termine l'Introduction de La pensée el le mouvant n'est pas sans gravité (« on n'est jamais tenu de faire un livre »). La nécessité de l'issue tragique n'a de sens, pour le logicien du pire, qu'une fois admise l'existence d'une pensée : le postulat étant que — s'il y a de la pensée — celle-ci est nécessairement d'ordre désastreux. Cette nécessité revêt, en outre, un caractère évidemment subjectif : il s'agira toujours des raisons que se donne le philosophe pour rendre compte de la nécessité de sa propre démarche. Mais peut-être ces raisons ont-elles intérêt а être connues. Il s'agira toujours, en effet, d'une nécessité logique, appuyée sur une suite ordonnée de considérations, et constituant ainsi une philosophie: affranchie, par conséquent, des considérations d'ordre émotif ou sentimental qui ont pu, chez tel ou tel penseur réputé angoissé, tenir lieu de fondements а la méditation tragique. S'il est une logique du pire, c'est-а-dire une certaine nécessité inhérente а la philosophie tragique, celle-ci n'est évidemment а rechercher ni dans l'angoisse attachée а des incertitudes d'ordre moral ou religieux (tragique selon Kierkegaard), ni dans le désarroi devant la mort (tragique selon Ghestov ou Max Schéler), ni dans l'expérience de la solitude et de l'agonie spirituelle (tragique selon Unamuno). C'est probablement а ce type de pensée tragique que songe Jacques Maritain lorsqu'il déclare а Louvain que « rien n'est plus facile pour une philosophie que uploads/Philosophie/clement-rosset-logique-du-pire.pdf
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- Publié le Mai 29, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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