Yannis Constantinidès L’au-delà des mots ou l’expression de l’inexprimable L’ex
Yannis Constantinidès L’au-delà des mots ou l’expression de l’inexprimable L’exemple de Maître Dôgen On peut à bon droit s’interroger sur l’efficacité de l’écrit aujourd’hui : produit-il encore un effet immédiat sur le lecteur ou n’est-il plus que lettre morte ? Certes, on n’a jamais autant lu ou écrit qu’à notre époque, mais doit-on vraiment se réjouir de la généralisation de l’écriture, devenue un banal défouloir ? Nietzsche mettait déjà en garde contre l’effet pervers de la multiplication des lecteurs : « Encore un siècle de lecteurs, ― et l’esprit même empuantira. Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l’écriture, mais encore la pensée. »1 Les civilisations qui n’ont pas laissé de traces écrites de leur existence n’ont pour ainsi dire pas existé, mais notre civilisation ne survivra peut-être pas à la multitude de traces confuses qu’elle laisse derrière elle. Ce qui est certain en tout cas de nos jours, c’est que scripta non manent : rien de plus éphémère que les ouvrages du temps présent, désuets dès leur publication. Les textes philosophiques échappent-ils à cette critique définitive ? Rien n’est moins certain. On se contente en général de les commenter, sans en pénétrer réellement le sens, c’est-à-dire sans le vivre. Une certaine érudition s’interpose ainsi entre l’écrit et le lecteur, sous prétexte de lui fournir des « clefs » assurées de lecture. L’appropriation scolaire des grands textes les transforme en effet inexorablement en classiques, c’est-à- dire en ouvrages que personne ne lit plus. Plus grave encore, la confiscation de la philosophie par les professeurs l’a réduite à une discipline parmi d’autres, sans prise directe sur la vie, comme l’a montré Schopenhauer dans le chapitre des Parerga qui porte sur la philosophie universitaire2. Cette spécialisation croissante a bien sûr encouragé le recours au « jargon d’aspect savant »3, l’obscurité passant trop souvent pour de la profondeur. Schopenhauer déplore de ce fait « l’entière dégradation de la philosophie » et la conséquence prévisible de son divorce d’avec le vrai style, le « déclin de la haute littérature en général »4. En se généralisant et en devenant toujours plus « technique », la pratique de l’écriture philosophique a en effet dégénéré en simple exercice intellectuel, coupé de l’affectivité. La simplicité véritable fait désormais défaut, contrairement à l’époque où l’écrit était chose nouvelle et rare. Du coup, la lecture n’est plus une transformation de soi, mais un hobby comme d’autres, peut-être même moins exigeant… Sans doute l’écriture, en tant que telle, est-elle un facteur d’inertie et de reproduction des habitudes de pensée, mais faut-il pour autant renoncer à écrire ? Le procès de l’écriture n’est pas nouveau, même si les pièces à charge sont aujourd’hui plus nombreuses et accablantes que jamais. L’idée ancienne qu’il existe des vérités incommunicables, inexprimables soulignait déjà la difficulté à exprimer par des mots des pensées profondes et subtiles. On ne saurait dès lors s’étonner du regain de faveur de la posture mystique chez un Wittgenstein par exemple, prompt à démonter les « jeux de langage ». Mais l’on ne peut s’empêcher de trouver quelque peu affectée l’attitude de celui qui désespère de l’écriture, et ne cesse pourtant d’écrire (et de l’écrire). À l’image de la théologie négative, qui trouve 1 Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Lire et écrire », trad. M. Betz. 2 Au-delà de la philosophie universitaire, trad. Y. Constantinidès, Mille et une nuits, 2006. 3 Cf. ibid., p. 43 : « Entendre chanter une personne enrouée, voir danser un paralytique, cela est pénible ; mais surprendre une tête bornée en train de philosopher est insupportable. Pour dissimuler leur manque de pensées véritables, beaucoup montent un appareil imposant de longs mots composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes interminables, d’expressions nouvelles et inouïes, toutes choses dont le mélange donne un jargon d’aspect savant passablement ardu. Et, avec tout cela, ils ne disent rien. » 4 Ibid., pp. 67 et 68. Schopenhauer refuse en effet de dissocier la forme du fond : « Il nous semble bien superflu de redire ici – quoiqu’on ne saurait trop le répéter – que les bons écrivains, au contraire, s’efforcent toujours de faire penser à leurs lecteurs exactement ce qu’ils ont pensé eux-mêmes ; celui qui a quelque chose de juste à communiquer prendra grand soin que cela ne se perde pas. Aussi la première condition d’un bon style est-elle qu’on ait réellement quelque chose à dire. » (Ibid., pp. 50-51). 2 le moyen de parler de ce qui défie pourtant l’expression, en disant ce qu’il n’est pas, la philosophie qui se veut mystique ignore en fin de compte l’art de se taire5 alors même qu’observer le silence serait pour elle le choix le plus raisonnable. C’est que le mysticisme a habituellement pour conséquence le ton inspiré, qui traduit au fond la fierté d’être le détenteur d’un savoir énigmatique, livré avec parcimonie. Ce n’est pas en effet un mince paradoxe que de voir « l’ineffable » ou « l’inexprimable » faire l’objet de tant d’analyses contournées ou volontairement sibyllines. Force est de constater que l’on ne communique rien tant que le prétendu incommunicable, même si l’on prend évidemment soin de s’entourer de précautions oratoires. L’erreur est sans doute ici d’opposer signification ésotérique et exotérique, compréhension profonde et superficielle, comme le souligne à juste titre René Guénon : « celui qui comprend véritablement est toujours celui qui sait voir plus loin que les mots, et l’on pourrait dire que l’“esprit” d’une doctrine quelconque est de nature ésotérique, tandis que sa “lettre” est de nature exotérique »6. L’écriture n’est donc pas tant en cause que l’inaptitude à une lecture active, qui aille au-delà de la matérialité des mots. Aussi ne s’agit-il pas pour le philosophe qui touche aux « mystères », au sens étymologique de ce mot, de renoncer à écrire, mais de trouver des lecteurs capables de reconnaître l’esprit d’un texte, souvent prisonnier de la lettre. Les deux philosophes qui insistent le plus sur les limites de l’instrument (peu) privilégié de transmission des pensées qu’est l’écriture, Platon et Nietzsche, s’efforcent ainsi d’en faire un jeu subtil mais sérieux pour prévenir toute lecture littérale7. Dans le dernier paragraphe de Par-delà bien et mal, qui condamne tout aussi peu l’écriture que Platon dans le Phèdre, Nietzsche signale en réalité au lecteur qu’il ne doit pas se contenter de la lettre, nécessairement figée et bientôt démodée, mais remonter aux pensées vivantes qu’il a fallu communiquer de la sorte. Rejetant l’un et l’autre la posture mystique, somme toute confortable, Platon et Nietzsche livrent leur contenu profond malgré la médiation regrettable de l’écrit. Inutile donc de partir à la recherche d’une doctrine ésotérique qui ne figurerait pas dans leurs ouvrages… Nietzsche ne fait d’ailleurs pas mystère de ce véritable ésotérisme8 de celui qui écrit des livres « pour tous et pour personne ». La véritable philosophie ne saurait donc se satisfaire d’un langage tout fait, grevé d’habitudes de pensée millénaires. Seuls les mots peuvent pourtant tenter d’exprimer, c’est-à-dire d’évoquer, ce qui est au-delà d’eux. Les limites du langage, instrument inadéquat s’il en est, sont certes criantes, mais il est toujours possible de le régénérer, de le revivifier. En témoigne le « nouveau langage » de Nietzsche ou encore les « mots en liberté » futuristes. Conscient de la force d’inertie du langage, Marinetti a en effet satisfait son « besoin furieux de délivrer les mots en les tirant du cachot de la période latine » et en appelant à détruire sans hésiter la vieille syntaxe héritée d’Homère9. Malgré le caractère outrancier de ses déclarations et déclamations, il eut l’insigne mérite de rejeter l’érudition et la lecture passive, sans pour autant tomber dans un nihilisme langagier à la Dada. Car il n’est que trop facile de tirer prétexte des insuffisances de l’écriture pour se réfugier dans un minimalisme infantile… *** Tout autre est l’attitude de Dôgen Zenji (1200-1253), éminent maître zen, qui servira ici d’illustration de cet apparent paradoxe qui consiste à exprimer l’inexprimable sans pour autant l’affadir ou l’aplatir. Quelques mots d’abord de présentation de la vie et de l’œuvre de ce grand philosophe japonais, de plus en plus traduit en français. Le parcours de Maître Dôgen est 5 Cf. L’Art de se taire de l’Abbé Dinouart, éd. Jérôme Millon, 1996. 6 Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Guy Trédaniel, 1997, p. 144. 7 Voir là-dessus mon article, « “L’horizon humain”. Platon et l’avenir de l’homme d’après Nietzsche », in Internationale Zeitschrift für Philosophie, hrsg. von A. Graeser, D. Kaegi, A. Laks und E. Rudolph, Heft 2/2002, pp. 286-299. 8 Cf. Par-delà bien et mal, § 30. 9 Cf. « Destruction de la syntaxe. Manifeste technique de la littérature futuriste », in Tuons le clair de lune !!, Mille et une nuits, 2005, p. 45. 3 pour notre propos exemplaire parce qu’il a longtemps cherché un maître avant de comprendre que « la Voie est sous nos pieds » et que le disciple conséquent devait actualiser lui-même sa nature de Bouddha (ou d’Éveillé) en abandonnant le corps et l’esprit, c’est-à-dire uploads/Philosophie/costantinides-laudela-des-mots.pdf
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- Publié le Dec 03, 2022
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