Le problème des Pensées est d’abord celui de leur unité. Celle-ci ne peut être

Le problème des Pensées est d’abord celui de leur unité. Celle-ci ne peut être saisie au niveau global: ce que l’on appelle Pensées n’est que l’ensem- ble des fragments regroupés sous ce titre, avec tout ce que cette unité peut avoir d’arbitraire. On est dans l’accumulation, ou la juxtaposition. Nul dessein ne vient organiser, de l’intérieur, les fragments ainsi réunis, pour en faire une œuvre. Le fil chronologique, d’autre part, que pourrait indiquer la succession des fragments ainsi réunis, du n° au n° , est trop mince, et trop incertain, pour que l’on puisse se livrer à la reconstruction d’une genèse. La lecture des Pensées inclinerait plutôt à écarter une telle démar- che: à voir Montesquieu, à des dates diverses, souvent éloignées, reprendre certains fragments pour les mettre «dans les Lois » ou «dans les Romains», on se dit que sa pensée ne se prête peut-être pas à une étude génétique. Mais l’unité ne se saisit pas mieux au niveau élémentaire, celui du frag- ment isolé. Certains de ces fragments méritent leur appellation de pensée, au sens de l’expression brève d’une idée, par exemple sous la forme d’une maxime, qui, condensant un jugement en quelques phrases ou en quelques mots, peut être lue – et méditée – isolément. Mais le cas n’est pas très fréquent. Pour la plupart, ces fragments, de longueur très inégale et au découpage incertain (souvent dû à la transcription, et discutable), ne cons- tituent pas des unités réellement isolables. La solution semble alors de procéder à des regroupements transversaux, en choisissant un thème, comme ici celui des finances et du commerce. Plus la catégorie est extérieure, plus le regroupement risque d’être arbi- – – Commerce et finances dans les Pensées Questions de méthode traire: c’est pourquoi nous préférons ne pas rechercher ce qu’il en est de l’économie chez Montesquieu, car le mot ne prend véritablement son sens actuel que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, après Montesquieu. Les termes de commerce et de finances, plus descriptifs, s’appliquent mieux à sa réflexion. Mais le regroupement ainsi effectué n’est pas complètement satisfaisant: rien ne garantit qu’il sera exhaustif (ce serait préjuger connaî- tre ce que l’on recherche), ni que les fragments ainsi réunis auront vérita- blement une unité (le risque d’interprétations arbitraires ou subjectives est grand). Il est donc préférable de lire les Pensées (ou telle thématique recompo- sée dans les Pensées) en se référant aux œuvres publiées, sur l’unité et la cohérence desquelles il est possible de s’appuyer. C’est d’ailleurs comme cela que les Pensées sont lues, généralement: non comme une œuvre indé- pendante, ou à part entière, mais en regard des œuvres publiées qu’elles précisent, ou éclairent, soit en en développant certains aspects, soit en remettant en cause certaines idées reçues – on sait comment les remercie- ments de Montesquieu à «Messieurs Grotius et Pufendorf», d’«avoir si bien exécuté ce qu’une partie de cet ouvrage demandait de moi » (n° ), sont invoqués pour invalider l’idée, souvent affirmée par les commentateurs, que Montesquieu rejetterait le droit naturel dans L’Esprit des lois. En ce qui concerne le commerce et les finances, ces écrits de référence s’étendent sur une longue période, et incluent diverses sortes de textes: aux livres publiés (Lettres persanes, L’Esprit des lois) s’ajoutent des textes qui ont un statut intermédiaire entre la note manuscrite et le texte publié: Mémoire sur les dettes de l’État (, manuscrit envoyé au roi), Considérations sur les finances de l’Espagne (vers , manuscrit mis au propre), Réflexions sur la monarchie universelle en Europe (texte imprimé en , mais jamais diffusé). La question est alors de savoir comment traiter le rapport entre manus- crits et œuvres achevées, surtout si l’on rencontre des contradictions ou des désaccords importants d’un texte à l’autre et que l’on veuille appliquer le principe de charité (selon lequel on ne conclut qu’un auteur se contre- dit qu’après avoir écarté toute possibilité que la contradiction soit due à l’interprétation). Il s’agit de hiérarchiser les textes, puisque, en les mettant à égalité, on est conduit à constater la contradiction, sans en proposer une interprétation. Deux positions s’affrontent: l’une donne le dernier mot aux manuscrits, l’autre aux textes imprimés. La première position va REVUE MONTESQUIEU N°  – – . Pour ces textes, voir respectivement pour les deux premiers, le tome VIII, et pour le troi- sième le tome II des Œuvres complètes (Oxford, Voltaire Foundation). considérer les manuscrits comme des écrits «intimes» ou «privés», et arguer de leur plus grande sincérité par rapport aux textes publiés: l’auteur n’avait pas à se ménager, à se réfréner par crainte de se heurter à la censure, ou simplement de choquer ses concitoyens. Cette position s’appuie sur une conception expressive de l’œuvre. L’auteur produit ses écrits comme le rossignol chante, comme l’araignée tisse sa toile, ou comme le serpent cra- che son venin: naturellement; les textes intimes sont considérés comme plus spontanés, donc plus vrais ou plus authentiques, au sens de «plus expressifs». Dans cette perspective, les Pensées, qui sont l’expression d’une vie entière, nous apprennent plus sur Montesquieu que ses textes publiés, plus contraints, plus artificiels. Cette position peut également faire valoir en sa faveur les conditions d’une écriture «en situation de persécution», pour parler comme Leo Strauss: D’Alembert, dans son Éloge de Montes- quieu, ne le loue-t-il pas d’avoir su «envelopper» les «vérités importantes, dont l’énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit»? L’autre position accorde, à l’inverse, le dernier mot aux textes publiés. Ce n’est que là que l’on trouve la forme aboutie, ou achevée, de la pensée de Montesquieu, qui seule peut servir de référence dernière. Si contrainte il y a, pour les œuvres destinées à la publication, elle ne doit pas s’inter- préter comme une restriction, ou une limitation, qui ne laisserait passer que ce qui est acceptable par la censure. Ce serait plutôt une contrainte à l’excellence: seul franchit la barrière de la publication ce que Montesquieu peut publiquement reconnaître comme sien, ce qui est à la hauteur de l’i- dée qu’il se fait de son «génie» («Je ne crois pas avoir totalement manqué de génie», écrit-il dans la Préface de L’Esprit des lois). À voir ce que les Pen- sées nous permettent de comprendre de la façon de travailler de Montes- quieu, son retour sur des thèmes ou des idées déjà traités, son extrême attention à la formulation, cette pratique du «cent fois sur le métier…» amène à supposer que, pour Montesquieu, la pensée se formule plus qu’elle ne s’exprime, et ne coule pas de source. Si l’on veut figurer le rap- port entre la masse des manuscrits et le volume relativement restreint des ouvrages publiés, on ne prendra pas l’image de la partie émergée de l’ice- COMMERCE ET FINANCES DANS LES PENSÉES – – . Pour présenter les positions de Montesquieu sur le jansénisme, Monique Cottret fait ainsi une nette distinction entre les «écrits privés», «personnels» ou «non publics» et «les écrits destinés à la publication» où «il est amené à ménager les jansénistes» (Jansénismes et Lumières, Paris, Albin Michel, , p. -). . Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing (), trad. fr., Paris, Presses Pocket, . . D’Alembert, Éloge de M. le Président de Montesquieu (), dans Montesquieu, Mémoire de la critique, éd. Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, , p. . berg (qui incline à aller chercher la vérité dans les profondeurs de l’intime). Non, ce sera plutôt l’image (bergsonienne) du cône qui tient sur sa pointe: dans la multiplicité non ordonnée des pensées qui remplissent le cône, seules celles qui sont suffisamment mises en forme franchissent le goulet d’étranglement qui les rend publiques. Telle est l’hypothèse que nous voudrions mettre à l’épreuve dans notre lecture des fragments des Pensées qui traitent du commerce et des finances. L’examen des fragments ainsi réunis montre qu’ils ne constituent pas un ensemble indépendant qui aurait sa cohérence propre; ce sont des notes diverses qui montrent l’intérêt continu de Montesquieu pour ces ques- tions, et qui accompagnent et éclairent les écrits plus systématiques, qu’il s’agisse de L’Esprit des lois, ou des textes antérieurs, qui jalonnent la réflexion de Montesquieu et sont partiellement repris dans L’Esprit des lois . Il existe cependant, entre l’œuvre achevée et publiée et les fragments manuscrits des Pensées, quelques divergences importantes qui méritent que l’on s’y arrête, car elles touchent au problème même que nous envisa- geons: entre les textes non publiés et les textes publiés, lesquels faut-il prendre comme critère de référence? Nous retiendrons donc deux formes de divergence. La première concerne le jugement que Montesquieu porte – ou ne porte pas – sur telle ou telle mesure de politique commerciale. Il écrit ainsi dans L’Esprit des lois: «Ce n’est point à moi à prononcer sur la question, si l’Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par elle-même, il ne vaudrait pas mieux qu’elle le rendît libre aux étrangers» (XXI, ). Il se montre pourtant beaucoup plus catégorique dans les Pensées: «Je suis très persuadé que la défense que font les Espagnols aux étrangers de uploads/Philosophie/ rm07-larrere-41-56.pdf

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