1 IIA53 Revue d’histoire et de philosophie religieuses 33, 1953/4, p. 285-307.

1 IIA53 Revue d’histoire et de philosophie religieuses 33, 1953/4, p. 285-307. © Comité éditorial du fonds Ricœur Note éditoriale. « Culpabilité tragique et culpabilité biblique » est paru dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses de la Faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg, en 1953 (RHPR 33, 1953/4, p. 285-307). Il constitue un essai de mythologie comparée (voir p. 297) mettant en vis-à-vis deux mises en récit de la culpabilité : sa représentation par les Tragiques grecs et sa figuration dans le mythe biblique des origines rapporté dans la Genèse. Quantité d’éléments de la partie sur les Tragiques se retrouvent dans « Le Dieu méchant et la vision ‘tragique’ de l’existence », chapitre de la Philosophie de la volonté. II, Finitude et culpabilité, t. 2. La Symbolique du mal (Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 199-217). Le lecteur y retrouvera la plupart des références des œuvres citées ici, ainsi que des éclaircissements sur les termes grecs (seule leur translittération, également absente dans l’ouvrage cité, a été ajoutée ici entre crochets, ainsi que les références des citations bibliques). La même année, Ricœur faisait d’ailleurs paraître un autre essai sur le tragique seul, à travers cette fois la lecture de Gerhard Nebel, Henri Gouhier et Karl Jaspers (« Sur le tragique », repris dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 187-209). Cet article au propos très serré forme un condensé de la lecture ricœurienne du tragique d’une part, et de la condition humaine selon la Genèse d’autre part. Les racines bibliques de l’anthropologie ricœurienne de la finitude (développée dans L’Homme faillible) sont ici mises en évidence avec une particulière netteté. L’application du concept de « réduction phénoménologique » aux symboles religieux (bibliques et grecs) constitue une originalité de ce texte. (D. Frey, pour le Fonds Ricœur). Mots clés : finitude ; culpabilité biblique ; culpabilité tragique ; Tragiques grecs ; Genèse ; péché ; mythe ; réduction phénoménologique. I. Finitude et culpabilité ulle anthropologie ne peut s'achever, ni peut-être même se constituer, si elle n'intègre le problème de la culpabilité. La réflexion contemporaine sur la finitude humaine suffirait à l'attester. Comme le dit Heidegger, l'être de l'homme qui est là se présente « d'abord et le plus souvent » sur le mode inauthentique et déchu. Chacun des thèmes que cette philosophie de la finitude a levés — thèmes du corps, du choix, de la communication, de la perception, de la temporalité — se présente sur un mode aliéné avant de se montrer dans la vérité de la finitude. La dissimulation initiale des structures de la finitude atteste que le problème de la culpabilité accompagne comme son ombre celui de la finitude et que la vérité sur la finitude est inséparable de la véracité sur la culpabilité. Ce n'est point là un trait propre aux philosophies les plus tourmentées, voire aux plus désespérées. La tradition rationaliste est jalonnée par une interrogation sans cesse étouffée et sans cesse renaissante sur l'énigme de la faute. Le même Socrate qui professa que nul n'est méchant volontairement ne réussit point à N CULPABILITÉ TRAGIQUE ET CULPABILITÉ BIBLIQUE IIA53, in Revue d’histoire et de philosophie religieuses 33, 1953/4, p. 285-307. © Comité éditorial du Fonds Ricœur 2 IIA53 Revue d’histoire et de philosophie religieuses 33, 1953/4, p. 285-307. © Comité éditorial du fonds Ricœur arracher ses interlocuteurs aux faux prestiges du langage, aux prétentions de l'habileté : son procès et sa mort sont la réponse du logos coupable au logos ironique qui vainement tenta de restituer l'innocence de la parole. On montrerait aisément que la culpabilité appartient à la situation initiale que présuppose tout itinéraire philosophique : les ombres de la caverne platonicienne, l’alogos logos des passions selon le stoïcisme, la précipitation et la prévention à l'origine de l'erreur selon Descartes, la présomption de la sensibilité qui, selon Kant, engendre l'illusion transcendantale, l'aliénation qui commence le malheur de l’histoire d'après Rousseau, [Page 286] Hegel et Marx, autant de figures marquées de l'unique et fondamentale culpabilité. La suite de cette élude montrera assez que l'expérience de culpabilité ne tient pas seulement à la situation initiale d'un itinéraire philosophique, mais constitue une instruction permanente de la méditation et s'incorpore aux déterminations les plus fondamentales de la conscience de soi : elle structure, si l’on peut dire, la connaissance de l'homme1. Finalement, il est impossible de thématiser séparément les deux notions anthropologiques de finitude et de culpabilité ; c'est une des tâches de la connaissance de l'homme de comprendre la relation dialectique de ces deux notions. Mon hypothèse de travail est que ces deux notions recèlent deux « négativités » irréductibles, deux manières radicalement différentes de manquer d'être. La finitude comporte un moment de négativité — omnis determinatio negatio [toute détermination est négation] —, mais qui n'est peut-être ni déraisonnable, ni triste : je ne suis pas l'autre, je ne suis pas tout l'homme, je ne suis pas tout, je ne suis pas Dieu, je ne suis même pas identique à moi-même. Par contre, la culpabilité introduit un néant d'une autre nature, qui ne constitue pas la finitude, mais qui l'altère, qui la brouille, qui l'aliène : c'est le véritable irrationnel, la véritable tristesse du négatif — peut-être la seule absurdité. Mais, chose étrange, ces deux « rien » — pour des raisons qui nous apparaîtront plus clairement par la suite — tendent quasi invinciblement à se confondre, à s'écraser l'un sur l'autre dans une philosophie équivoque de la finitude malade ; qu'on l'appelle faiblesse, misère, détresse, absurdité, cette infirmité de l'homme se montre d'abord comme l’indistinction de la finitude et de la culpabilité, de la limitation et de la méchanceté. On le montrerait aisément par l'histoire des problèmes de l'erreur et des passions. La dialectique qui doit élaborer conjointement et polairement ces deux thèmes devra rendre compte à la fois de la nécessité de les distinguer et de la résistance de l'expérience à cette distinction. Or, au moment d'aborder cette tâche qui domine une « empirique de la volonté », une aporie de méthode nous arrête; elle vient compliquer l’aporie que constitue le problème lui-même : mille raisons concourent à faire de la culpabilité un problème philosophique ; et pourtant, c'est un problème qui [Page 287] résiste à son incorporation à la philosophie ; non seulement il vient de la conscience mythique — ce qui n'a rien d'extraordinaire, puisque tous les problèmes philosophiques ont une telle origine ; cette prise de conscience est désormais un fait acquis, depuis A. Comte, les sociologues français et les phénoménologues de la religion —; mais ce problème conserve une structure mythique et la transporte au cœur de la philosophie ; la genèse de l'irrationnel, semble-t-il, ne peut se produire philosophiquement, s'exhiber réflexivement que dans une représentation qui lie invinciblement un sens, une image et un récit. Si bien qu'on arrive à ce paradoxe : une philosophie de la finitude ne reste saine que si elle s'achève dans une dialectique de la finitude et de la culpabilité ; mais la réflexion ne peut entreprendre cette analyse dialectique que si elle se « recharge » en quelque sorte au contact des mythes de culpabilité. C'est là une grande difficulté pour une philosophie qui veut rester fidèle à la tradition de rationalité, d'intelligibilité critique, qui la définit. On abordera ce problème de méthode, sur l'exemple précis de la culpabilité, après qu'on aura replongé le problème dans le monde des mythes. La première découverte que nous ramenons d'une pareille plongée, c'est que le monde des mythes n'est pas homogène; notre conscience — du moins notre conscience d'occidental — véhicule deux images contraires de la culpabilité. Ceci est de la plus grande importance pour notre problème : car c'est au niveau des mythes que nous sommes sollicités, d'une part, de distinguer la faute de la création originelle, comme un accident survenu, comme une chute postérieure à l'institution de l'humanité, et d'autre part, de tenir la culpabilité pour un malheur, voire une malédiction qui colle à l'humanité et 1 M. Nabert, dans ses Éléments pour une Éthique, commence par « la Faute » l'itinéraire qui doit le conduire à l'affirmation originaire. 3 IIA53 Revue d’histoire et de philosophie religieuses 33, 1953/4, p. 285-307. © Comité éditorial du fonds Ricœur renferme dans un destin. La conscience mythique, la première, est ambivalente ; d'un côté, elle raconte l'irruption de la culpabilité dans la finitude, de l'autre, elle écrase la culpabilité sur la finitude dans une misère indivise. La vision tragique de la culpabilité — la « faute tragique » — d'une part et la vision biblique de la culpabilité — le « péché biblique » — d'autre part, vont nous fournir les deux pôles de cette ambivalence ; encore que la faute tragique soit souvent bien près de se confondre avec le péché biblique et que le péché biblique ait souvent aussi une résonance tragique fort troublante : « J'ai endurci le cœur du Pharaon… » [Exode 10, 1] II. La « faute tragique » [Page 288] Les admirables chœurs de la tragédie uploads/Philosophie/culpabilite-biblique-et-culpabilite-tragique.pdf

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