Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 1, No 1 (2010), pp. 9-20 ISSN 2155-11

Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 1, No 1 (2010), pp. 9-20 ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2010.23 http://ricoeur.pitt.edu This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press. L’empathie comme outil herméneutique du soi Note sur Paul Ricœur et Heinz Kohut Michel Dupuis Université catholique de Louvain Abstract The short text published in 1986 by Paul Ricoeur about Heinz Kohut's psychoanalysis of the self reveals a phenomenological reinterpretation of the content and the functions of empathy, finally considered as an effective tool of the hermeneutics of the self. Kohut's model of constitution of the self and of the therapeutic analytical process produces a kind of ‚de-sentimentalization‛ of empathy, pointing to the crucial role of intersubjective transfer, far from a (Freudian) solipsistic theory of the ego. Keywords: Hermeneutics, Self, Empathy, Psychoanalysis, Transfer Résumé Le bref texte que Paul Ricœur consacre en 1986 à la psychanalyse développée par Heinz Kohut révèle une réinterprétation phénoménologique à la fois du contenu et des fonctions de l'empathie, au total considérée comme un véritable outil à l'œuvre dans l'herméneutique du soi. La vision kohutienne de la constitution du soi et du processus thérapeutique analytique produit une espèce de ‚dé-sentimentalisation‛ de l'empathie, en soulignant le rôle crucial du transfert intersubjectif, fort à distance de la théorie (freudienne) solipsiste de l'ego. Mots-clés: Herméneutique, Soi, Empathie, Psychanalyse, Transfert Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 1, No 1 (2010) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2010.23 http://ricoeur.pitt.edu L’empathie comme outil herméneutique du soi Note sur Paul Ricœur et Heinz Kohut Michel Dupuis Université catholique de Louvain C’est toujours en philosophe que Paul Ricœur a interrogé la psychanalyse: d'abord et sans cesse la pensée freudienne, lue avec attention et respect, donc avec esprit critique; ensuite d'autres œuvres psychanalytiques, en prenant mieux en compte la pratique clinique, en tant qu'expérience plus riche que la théorie freudienne elle-même. Sans avoir jamais cherché la polémique, la pensée ricœurienne ne s'est pas non plus interdit de l'éveiller, de la supporter et puis de la penser. On pense aux répercussions non philosophiques – les brutales réactions de certains - que ses analyses sur la psychanalyse allaient provoquer à l’intérieur d’un cercle culturel passablement dogmatique mais surtout franco-français. Les remarques introductives à l’essai sur Freud ne laissent aucune ambiguïté en même temps qu’elles s’autorisent à ouvrir un champ d’analyses philosophiques critiques. Parmi ces critiques, l’idée que la topique freudienne est foncièrement abstraite, de manière surprenante d’ailleurs eu égard à l’épaisseur concrète des situations analytiques. En quoi la topique est-elle abstraite aux yeux de Ricœur? En ce sens que la topique freudienne ne rend pas compte du caractère intersubjectif des drames qui constituent son thème principal *…+. Pour le dire brutalement, la systématique freudienne est solipsiste, alors que les situations et les relations dont parle l’analyse et qui parlent dans l’analyse sont intersubjectives.1 On se souvient que l’évocation d’une ‚métapsychologie issue de Hegel‛ force la perspective freudienne pour penser la constitution du soi par ‚la grâce d’un autre qui soit un autrui,‛2 mais que l’on peut représenter aussi comme une lutte pour la reconnaissance. Et Paul Ricœur de conclure: ‚le terme même de soi – Selbst – annonce que l’identité à soi-même reste portée par cette différence à soi, par cette altérité sans cesse renaissante qui réside dans la vie.‚3 En 1990, les études de Soi-même comme un autre tentent, l’une après l’autre, de cerner cette dialectique radicale du soi et de l’autre que soi, où ‚l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien.‛4 Tout ceci est bien connu aujourd’hui, même si l’on a peu approfondi d’un point de vue psychanalytique et herméneutique cette réalité du ‛passage‛ de l’un à l’autre, ce mouvement ou ce ‚travail‛ qu’on pourra nommer aussi ‚transfert‛ ou ‚transposition.‛5 Si l’on s’accorde à penser que l’herméneutique du soi trouve plusieurs de ses racines dans la lecture critique de Freud, on sait peut-être moins que le dialogue avec la psychanalyse s’est ouvert à d’autres œuvres dont l’influence sur l’herméneutique ricœurienne du soi reste à évaluer. Nous pensons que c’est le cas de la self psychology de Heinz Kohut. En 1986, Ricœur publie dans Psychoanalytic Inquiry6 une étude consacrée au psychanalyste de Chicago, clinicien et théoricien de cette ‚autre‛ psychanalyse, la psychanalyse du soi, qui se propose moins d’affronter la psychanalyse ‚traditionnelle‛ que de développer un champ essentiel de la métapsychologie, à savoir le problème du narcissisme et de l’identité – Michel Dupuis Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 1, No 1 (2010) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2010.23 http://ricoeur.pitt.edu 11 11 autrement dit, l’investissement du soi7 [the cathexis of the self]. Revoici donc, en position centrale, le concept du soi qui va désormais condenser le ‚cœur mêlé‛ du sujet personnel, intimité faite de propre et d’étranger. Dans ce texte jusqu’ici peu remarqué par les commentateurs,8 la réflexion ricœurienne reste brève, concise mais combien intense: et le lecteur de se demander comment il a pu ignorer ce dialogue essentiel à la maturation de l’herméneutique du soi. Alors que d’entrée de jeu, Ricœur souligne la continuité du point de vue adopté dès 1965, le lecteur constate que le dialogue avec Kohut sera beaucoup plus orienté sur la pratique analytique, obscurément puis de plus en plus explicitement fixé sur l’outil kohutien par excellence, l’empathie. Certes, comme avec le travail freudien, Ricœur vise non seulement la nouvelle métapsychologie théorique mais aussi ‚la technique analytique qui lui correspond.‛9 Les questions philosophiques qu’on espère enrichir sont ‚les rapports entre subjectivité et intersubjectivité.‛ En effet, si la psychanalyse freudienne a soutenu (sinon éveillé) le projet d’une herméneutique de la subjectivité, la self psychology a déplacé le regard de l’ego au self, du sujet au soi, et elle renforce ainsi le projet d’une herméneutique du soi. Quoique limitée à deux ouvrages, la lecture très précise et très inspirée qu’effectue Ricœur des modèles et des rapports cliniques de Kohut mérite une étude minutieuse et extensive; elle réserve quelques surprises en matière de généalogie conceptuelle dans l’herméneutique du soi culminant en 1990.10 Elle réalise peut-être ‚un retour en territoire plus connu que celui de l'inquiétante étrangeté‛11 et remet sur le métier du philosophe de l’intersubjectivité l’antique et un peu désuet concept d’empathie devenu, chez Kohut, à la fois l’outil central de la cure et le nœud des relations archaïques à l’œuvre dans la formation du soi. Ce n’est donc pas seulement une psychanalyse du rapport à autrui que Ricœur découvre en lisant Kohut,12 mais, plus spécifiquement, une psychanalyse qui mobilise les rapports empathiques concrets. Certes, la philosophie doit en problématiser l’évidence mais ces rapports témoignent obstinément d’un besoin et d’un désir humains de l’échange, de la compréhension, du soutien assez bien qualifiés quand Kohut les nomme ‚empathiques.‛ Ainsi, c’est grâce à Kohut que Ricœur est amené à réinterroger le concept d’empathie, dont la préhistoire est romantique (car précocement fixé par Herder) et l’histoire phénoménologique (de Lipps à Husserl), et dont le philosophe connaît parfaitement les aléas, les promesses et les limites depuis ses premières traductions phénoménologiques. La conviction qui est nôtre mais que nous ne pourrons pas développer complètement dans cette Note, c’est qu’à la suite de Kohut, se produit chez Ricœur une véritable réhabilitation herméneutique et éthique du sens théorico-pratique de l’empathie: le concept est promis à un vrai destin dans l’herméneutique philosophique du soi, quitte à être renommé sous un terme plus générique mais aussi peu au goût du jour: la sollicitude. Cette réévaluation de l’empathie atteste d’un déplacement de la problématique et d'une série de vigoureux sauts épistémologiques: l’herméneutique du soi s’écrit en dialogue mais à distance, à la fois avec Husserl et avec Dilthey. Le concept schelerien de sympathie constitue lui aussi un élément de référence dans ce champ nouveau. *** On s’en souvient, le traducteur des Ideen I décide d'éviter le mot empathie pour rendre en français Einfühlung, et se réclamant du Lalande, Ricœur propose le terme ‚intropathie.‛ Le terme n'est pas fréquent dans Ideen I alors qu’il devient un élément fondamental des Ideen II.13 C’est qu’en 1913, il s’agit de poser les déterminations phénoménologiques de base et notamment la définition fondamentale de la présentification (Vergegenwärtigung) à l’œuvre dans le souvenir, L’empathie comme outil herméneutique du soi Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 1, No 1 (2010) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2010.23 http://ricoeur.pitt.edu 12 dans l’attente, ou encore dans l'Einfühlung entendue comme donation non originaire de la conscience d'autrui que l'on peut juste ‚apercevoir‛ (ansehen), alors qu'une donation originaire se réalise dans la perception (gewahren) externe, par exemple de son corps. Au § 140, Husserl indique explicitement qu'il reviendra sur la notion à laquelle sera attribué ‚un type fondamental d'évidence.‛ Ricœur indique en outre que la cinquième des Méditations cartésiennes recourra à l'empathie ‚au plan de la constitution phénoménologique.‛14 Au § 46, Husserl avait uploads/Philosophie/dupuis-michel-l-x27-empathie-comme-outil-hermeneutique-du-soi-note-sur-paul-ricoeur-et-heinz-kohut-2010.pdf

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