[T] Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 Edi

[T] Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 Edith Stein et le(s) sens de la réalité Edith Stein and the meaning(s) of reality Michel Dupuis* Université catholique de Louvain, Ottignies-Louvain-la-Neuve, Bélgica Résumé Stein ne s’inscrit pas simplement, parmi les auteurs classiques, dans le débat du réa- lisme et de l’idéalisme. Les enjeux méthodologiques et métaphysiques sont ailleurs. Certes, elle se positionne pour contrer une pente idéaliste dans la phénoménologie transcendantale mais il lui semble possible de concilier la rigueur jamais démentie de la technique phénoménologique et le goût de la réalité, celle-ci étant particulièrement reconnue et célébrée dans la visée eidétique. A ce point, sans aucune complaisance, philosophie et sagesse s’orientent dans la même direction de l’être. Mots-clés: Réalisme. Idéalisme transcendantal. Constitution phénoménologique. Abstract Stein doesn’t appear as one author between others in the debate around realism vs idealism. Crucial issues are elsewhere than in pure historiographical questions. She clearly resists to * MD : Ordinary professor, e-mail : michel.dupuis@uclouvain.be http://dx.doi.org/10.7213/1980-5934.29.048.DS04 ISSN 1980-5934 Licenciado sob uma Licença Creative Commons Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 DUPUIS, M. 758 a general (and implicit?) movement or deviation towards idealism in transcendental phe- nomenology, but she obviously considers that conciliation is possible between the rigorous phenomenological technique and the liking for reality. Reality is particularly recognized and celebrated in eidetic analysis. At this point, without any confusion or neutralization, philoso- phy and wisdom turn towards the same direction of Being. Keywords: Realism. Transcendental Idealism. Phenomenological Constitution. « Gewiß, ich liebe die Realität… »1 L’histoire de la philosophie nous apprend comment des problé- matiques semblent s’imposer au-delà des générations de penseurs et des frontières entre les écoles ou les courants. Mais c’est précisément la dimension historique de ces problématiques qui révèle l’évolution in- terne des données en question — parfois jusqu’à montrer que sous une apparence formelle (et terminologique) qui se maintient dans le temps, les concepts et les enjeux ont changé. On se trouve à ce moment face à un nœud de problèmes qui semblent continuer à exiger une unique réponse alors que cette dernière est devenue philosophiquement im- possible, tant la polyphonie sémantique des termes a bouleversé les réseaux de signification. C’est le cas de la querelle ou du débat sur le ré- alisme opposé à l’idéalisme. Pour le dire simplement, au fil du temps, les concepts de réalisme et d’idéalisme sont devenus prodigieusement riches et plurivoques, et pas forcément selon une évolution parallèle. C’est dire que l’unité de ce débat aujourd’hui n’est que formelle, et que si l’on estime que « le » problème de la valeur d’un point de vue phi- losophique réaliste, ou idéaliste, revêt quelque importance, il revient à l’historien de retrouver minutieusement les données en jeu au cœur des textes considérés, de leur conférer une définition la plus précise 1 Lettre à Ingarden, 10 décembre 1918, ESGA 3. Pour bien comprendre la signification de cette proposition, il faut lire la suite du passage : cf. infra, p. 13. Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 Edith Stein et le(s) sens de la réalité 759 possible et le moment venu de conclure sa pesée: en quel sens les textes de tel auteur adoptent-ils tel ou tel point de vue? Sans aucun doute, la question du réalisme philosophique a reçu un regain d’attention durant ces trente dernières années, de la part de philosophes engagés dans des champs divers et fidèles à des méthodes bien différentes : depuis les nombreuses considérations épistémo- logiques, associées à un point de vue de philosophie analytique, par exemple, ou encore bon nombre d’interrogations issues de l’école phé- noménologique et de ses courants plus ou moins orthodoxes2. Ce « re- tour » du réalisme s’explique avant tout par le fait que la question fon- damentale du rapport, tout entier cognitif et affectif, de l’être humain à la réalité n’a pas été dissoute par les soupçons et les convictions des auteurs qui ont découvert les soubassements surprenants et souvent inconscients de ce rapport, et qui en ont conclu, d’une manière qu’on croirait kantienne mais en d’autres couleurs, que ce rapport à la réalité n’est que médiat, incertain, et toujours de l’ordre d’une interprétation liée à des intérêts, à des habitudes de pensée, à des limitations en tous genres. Pour les plus optimistes, ces contraintes sont aussi les conditions herméneutiques de possibilité de toute connaissance. Mais d’un autre côté, le développement technoscientifique extraordinaire et les progrès des connaissances confortent un nouveau type d’empirisme pseudo- naturel ou spontané, forcé de se soumettre aux outils mathématiques et logico-formels seuls susceptibles de garantir ce qui est parfois dési- gné comme une « donation » de l’objet — par exemple infiniment petit — hors d’une intuition courante. C’est au total le fonctionnement et la réussite des actions qui témoigne expérimentalement et pragmatique- ment de l’adéquation de nos « modèles »3. Ainsi, si l’époque n’est plus à ce qui passerait pour un délire à la Berkeley, à savoir une mise en cause purement idéaliste de l’existence du monde « extérieur », le fond réa- liste de notre temps ne correspond plus guère aux ontologies anciennes 2 J’évoquerai deux ouvrages francophones tout à fait exemplaires de ce renouveau : TIERCELIN, C. Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste. Paris: Ithaque, 2011, et BENOIST, J. Eléments de philosophie réaliste. Paris: Vrin, 2011. Sans dire un mot des ouvrages de H. Putnam… 3 Ce qui peut donner à penser finalement que « l’idéalisme est […] au moins aussi naturel aujourd’hui que le réalisme naïf » (TIERCELIN, op. cit., p. 30). Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 DUPUIS, M. 760 fondamentalement non problématiques. Enfin, ce qui est devenu ex- plicite aujourd’hui dans la question du réalisme, c’est d’une part que celui-ci ne se réduit pas à la catégorie traditionnellement installée dans la controverse avec l’idéalisme, et d’autre part qu’il comprend inextri- cablement des aspects métaphysiques (réhabilités) et épistémologiques (renouvelés, notamment par la philosophie analytique). Et c’est sur ce fond historique que nous rencontrons le thème du « réalisme » steinien. Vrai ou faux problème ? Question de contenu ou simple malentendu superficiel ? Illusion d’optique qui a atteint certains commentateurs trop hâtifs, ou bien authentique problématique au cœur même de la pensée de Stein ? En quel sens peut-on aujourd’hui interroger le thème du réalisme chez Stein ? Pour ma part, je voudrais poser que le réalisme constitue un élément essentiel du « chemin de pensée » de Stein, au fil du développement de ses travaux, tout au long de sa pratique de la méthode phénoménologique, dès le départ, et jusqu’au bout de ses essais ontologiques, anthropologiques et spirituels. Même si elle ne s’attribue pas systématiquement ce terme et ne se qualifie pas clairement de « réaliste »4. Même si certaines de ses interrogations vis-à-vis de Husserl sont mal justi- fiées au vu des textes5. Même si elle a subi l’influence de ses compagnons à l’école de la phénoménologie, soucieux de l’analyse eidétique. Même si le réalisme — à redéfinir — chez elle comprend une dimension éthico- existentielle ou vitale, métaphysique sans doute, mais même politique à certains égards. Le réalisme steinien n’est pas une espèce de contre-choc, une simple réaction, ni par rapport à la puissance dominante des sciences, ni en lien avec le tournant linguistique dans l’ensemble des sciences humaines et en philosophie, et, même si cela reste à vérifier de près d’un point de vue historiographique, Stein n’a pas eu de contact avec le courant néo-réaliste américain, qui fut présenté et commenté, du- rant le premier quart du siècle, surtout en France, par des penseurs reconnus et proches de la phénoménologie (J. Wahl et G. Marcel, par 4 Cf. SAVIAN FILHO, J. Edith Stein para além do debate “idealismo versus realismo”: notas de um estudo em construção. In: MAHFOUD, M.; SAVIAN FILHO, J. (Org.). Diálogos com Edith Stein. São Paulo : Paulus, 2017. p. 203-255. 5 Cf. ALES BELLO, A. Idealismo e realismo in Edmund Husserl e Edith Stein. In: ALES BELLO, A.; ALFIERI, F. (Ed.). Edmund Husserl e Edith Stein. Due filosofi in dialogo. Brescia: Morcelliana, 2015. p. 13-39. Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 29, n. 48, p. 757-777, set./dez. 2017 Edith Stein et le(s) sens de la réalité 761 exemple). Le réalisme steinien n’est pas davantage suscité ou éveillé par la découverte de la scolastique6 dont l’étude va en revanche sans aucun doute permettre de reproblématiser la justification du réalisme7. Le réalisme steinien n’est pas un effet secondaire de la conversion et de l’engagement religieux. Il n’est pas non plus la caractéristique d’une maturation philosophique et spirituelle qui viendrait en son temps et qui n’a d’ailleurs pas pu s’achever. En d’autres termes, nous ne voyons plus la périodisation de la pensée steinienne telle qu’on a pu la lire autrefois, qui posait la délicate articulation entre une phase phénomé- nologique et une phase scolastico-thomistico-réaliste, dans la mesure où les documents disponibles révèlent assez comment, dès le départ uploads/Philosophie/edith-steinet-les-sens-de-la-realite.pdf

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