© Editions Aller, groupe de recherche en phénoménologie Siège social de la revu

© Editions Aller, groupe de recherche en phénoménologie Siège social de la revue Université de Bourgogne Faculté des Lettres et philosophie BP 27877 - 21078 Dijon cedex Correspondance Natalie Depraz : 183, rue Legendre, 75017 Paris natalie.depraz@univ-rouen.fr Vincent Houillon : 72 rue d'Herblay, 95150 Taverny vhouillon@ voila.fr Abonnements Pierre Rodrigo : 35, rue Verrerie, 21000 Dijon pierre.rodrigo@laposte.net ISBN 2-9522374-3-3 EAN 9782952237437 Diffusion Librairie philosophique J. Vrin 6, place de la Sorbonne 75005 Paris La revue n'est pas responsable des manuscrits qui lui sont envoyés. Les articles publiés n'engagent que leur auteur. r . REVUE DE PHÉNOMÉNOLOGIE Image et œuvre d'art Publié avec le concours du Centre national du livre # N° 15/ 2007 - Editions ACTER SUSPENSION ET GRAVITÉ L'imaginaire sartrien face au Tintoret Emmanuel Alloa Soixante-dix ans après sa rédaction, L'imaginaire de Jean-Paul Sartre figure encore toujours comme un rocher solitaire dans l'histoire de l'esthétique. Parmi tous ceux qui auront tenté de réhabiliter l'imaginaire en philosophie, rares sont ceux qui l'auront travaillé avec la même opiniâtreté et la même systématicité. Mais parmi tous ceux qui auront œuvré à la réhabilitation de l'imaginaire, Sartre est sans doute aussi le seul à avoir souligné sa « pauvreté essentielle ». Nous nous intéresserons à la stratégie sartrienne de réhabilitation, opposée à bien des égards à d'autres projets, et nous tenterons de montrer comment celle-ci ne peut s'effectuer qu'au prix d'une évacuation de la corporéité. Dans un second temps, nous nous pencherons sur ces textes posthumes dédiés aux œuvres du peintre vénitien Le Tintoret face auxquelles Sartre esquissa une nouvelle esthétique de l'image qui se fait non plus aux dépens mais à partir de la matérialité du support1. 1. Je remercie Pierre Rodrigo, Philippe Cabestan et l'ensemble des membres d' Alter pour leurs judicieuses remarques qui m'ont permis d'améliorer ce texte; Heiner Wittmann pour quelques références précieuses; le public de l'Académie des Beaux-Arts de Berlin où une première mouture de cette réflexion fut présentée en 2005. Merci enfin à Alain Flajoliet qui provoqua, à son insu, une intuition essentielle qu'il me faudra développer ailleurs. 123 ALTER 1. Le néant de l'imaginaire « [. ·.]en vertu de la loi ù1éi1itable q11i veut qu ·on ne puisse imaginer que ce qui est absent. » Marcel Proust, Le temps retroui>é 2 ,. Si ~,or: s'en tient,. à ur: hi~torique courant concernant la théorie de 1 m1agma1re ou de l 1magmation (suivant Sartre, nous ne distinguerons pas entre ces deux. ~ermes), une rupture se serait opérée quelque part au cou~~ ~u XVIIIe sied~. Jusq1;1e là, l'imagination aurait eu une fonction auxihaue pou~ la r~memoration de perceptions passées. Cette définition qui r.em7nte a Anstote3 et qui se voit canonisée par la scolasti ue t~or:1 1 s.te se perpétue jusqu'au « fondateur » de l'esthétique comine dis~iplme, Alexande~ Go~lieb Baumgarten5. Une césure s'opérerait alors, t?u1ours selon cet h1stonque, et deviendrait palpable au sein même de 1 c;euvre ~-e K~t. ~lors q.ue dans sa Critique de la raison pure, celui-ci defu~t l 1magmation (Embildungskraft) comme « la faculté de se representer [vorstellen] un objet dans l'intuition [Anschauung] A ~~n ab.sen~e »6, la Critique de la faculté de juger entreprend de r:~~~re~ l,1n:a~mahon son yotentiel . créateur. Grâce à la spontanéité de 1 Embil~ung, ~elle-ci ne serait pas uniquement reproductrice d'une pe~c~phon ~r~alable mais bien une productivité libre. C'est au Kant de la :~~isied~e cntiqu~ 9ue f~ront appel les défenseurs de cette imagination 1 re, un Novalis 1usqu aux esthétiques du XXe siècle. Sar~re n~ partage pas ce diagnostic et déploie une stratégie alternative pour rehab1hter la place de l'imagination au sein de la vie humaine p comprendre sa mise en place, il faut relier les réflexions successiv~s ~~~ annees 30. La relecture rétrospective des œuvres de ces années du point de vue d,~ /'Etre eUe Néant occulta qu'une question y est prédominante · celle de 1 image. · . A .la qu_estio~ de l'im~g~, ~e n~mnalien dédie déjà un DES sous la d1recti~n d ,~enn Dela~roi;c ~ntitule L'image dans la vie psychologique: rôle et natw~. Sil pass~ra a cote des conférences de Husserl sur Descartes professees en 1929 a quelques centaines de mètres de sa résidence à la rue 2 .. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé II, Bibliothèque de la Ple1ade, Paris, Gallimard, 1954, p. 872. 3. Aristote, De anima 427b 15f. Sur la remémoration d'un absent cf égalemeilt D · 150a 13. · e memorra 4. Thomas d'Aquin, De veritate I. art. 11. 5 . .,Cumque imaginahones mea. e sint perceptiones rerum, quae olim praesentes fuerunt, sunt sensorum, dum 1magmor, absentium" (nous soulignons) {Alexander Gottllieb Baumgarten, Metaphys1ca (1739), § 558). 6. Critique de la raison pure, B 151. -· Suspension et gravité. L'imaginaire sartrien face au Tintoret d'Ulm; s'il ne mesure pas la portée de Qu'est-ce que la métaphysique? d'Heidegger dont un extrait, traduit par Henri Corbin, paraît en 1931 dans la revue Bifur à distance de quelques pages de son propre premier article ( « La légende de la vérité » ); le choc à retardement provoqué par la phénoménologie n'en sera que plus profond. Succédant à Raymond Aron comme pensionnaire à l'Institut français de Berlin en 1933/34, Sartre s'attelle - au-delà d'une tentative avortée de lecture d'Etre et Temps qu'il avoue ne pas comprendre - à une méticuleuse étude des Idées de Husserl. « Husserl m'avait pris, je voyais tout à travers la perspective de sa philosophie », écrira-t-il plus tard7. Pendant le séjour berlinois, Sartre rédigera l'essai sur HusserJ8, dans lequel il aperçoit le moyen de dépasser le clivage entre vie psychique et monde réel, problème situé au cœur même de la question de l'image. De retour à Paris, Henri Delacroix lui propose de rédiger.un ouvrage sur l'imagination pour les éditions Alcan. En parallèle à l'écriture de La Nausée (où la question de l'imagination est par ailleurs omniprésente), Sartre élabore un manuscrit volumineux qui porte comme titre provisoire« L'image »9. Delacroix n'en retiendra que la première partie, reconstruction critique des théories de l'image de Descartes jusqu'à la psychologie empi~ique du XXe siècle, qui sera publiée en 1936 sous le titre L'imagination. Il faudra attendre 1940 pour que la deuxième partie, l'alternative proprement sartrienne, voie le jour sous le titre L'imaginaire. Phénoménologie psychologique de l'imagination 10. Ce démembrement dû aux aléas éditoriaux a eu pour effet de brouiller la ligne de force unitaire régissant la tentative sartrienne que nous tenterons de reconstituer ici, par-delà les différents textes. Selon Sartre, l'ancienne définition («l'imagination, c'est la représentation d'un absent») n'est pas à réfuter, comme avaient pu le faire certains défenseurs de l'imaginaire, mais à penser, au contraire, encore plus à sa racine. L'absence est moins la marque d'une actualité momentanément déficiente qu'une fêlure au sein même de la présence . Sartre en arrive même, on le verra, à renverser la thèse des modernes pour soutenir que l'imagination foncièrement libre est celle qui reste . 7. Jean-Paul Sartre, Les carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939-Mars 1940, nouvelle édition augmentée d'un carnet inédit (éd. A. Elkaïm-Sartre), Paris, Gallimard, Paris, 1995, p. 225. 8. Jean-Paul Sartre, La transcendance de l'ego. Esquisse d'une description phénoménologique (1934), introd., notes et appendices par S. Le Bon, Paris, Vrin, 1992. 9. Cf. Michel Contat, Michel Rybalka, Les écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 55. 10. Jean-Paul Sartre (1940), L'imaginaire. Psychologie phénoménologique de l'imagination, Paris, Gallimard. La première moitié de L'imaginaire (Le certain) paraîtra en 1938 dans la Revue de métaphysique et de morale(« Structure intentionnelle de l'image », Revue de Métaphysique et de Morale, octobre 1938, 45e année, n. 4, PP: 543-609) ~ .t.&....I L.I'\ th 1~ • 11• '' ~11111 11lisl•nc1.:• originaire. Les tentatives des modernes pour sortir l' u11i.1Ktt d1i· son statut secondaire resteront, selon Sartre, toujours 111f1111 ·1lu•11s1•s, tant qu'elles se contenteront d'en faire une plénitude •H 1111•111• s111 11• mode de l'objet présent dans la perception. Au murs de sa relecture critique de la tradition philosophique, fl1'1'11~t-1• 11 partir d'interprétations de Descartes, Hume, Leibniz, Kant et ''JIHUill' dl• la psychologie se voulant empirique (Taine, James, Binet, Sp•i1·r, l!k.), Sartre en vient à identifier deux erreurs fondamentales qui rnndl:'nl impossible une pensée authentique de l'image: J) la confusion entre identité existentielle et identité essentielle : si toute inrngination partage .l'essence de l'objet .imaginé, elle n'en possède pas ~our auta?t so~ existence. Or cf est bten la confusion que commet 1 «ontologie na1ve » quand, en essayant de sortir l'image de sa Jépen~ance, elle l'affuble du même mode d'être que l'objet réel, prodmsant par là un deuxième objet. Pour éviter la théorie platonicienne de l' eido/on dépendant de l'original, l'ontologie naïve redouble donc tous les o~jet; du. m?r:de réel par ~ second obje~ dont le degré de réalité ne saurait etre mfeneur au premier. Les problemes qui en découlent sont manifestes : à côté de la chaise du monde perceptif, nous nous retrouverions avec une chaise dans notre représentation. 2) l'illusion d'immanence: Hume était conscient de ce problème et conçoi~, pour co~ju~er l'idée absurde se1on laquelle la tête serait remplie de chaises, uploads/Philosophie/emmanuel-alloa-suspension-et-gravite-l-x27-imaginaire-sartrien-face-au-tintoret.pdf

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