1 | 1998 : Spinoza Éthique et optique chez Spinoza PIERRE SAUVANET p. 143-160 R
1 | 1998 : Spinoza Éthique et optique chez Spinoza PIERRE SAUVANET p. 143-160 Résumé Spinoza écrit une Ethique. Il est aussi polisseur de lentilles. Or « l’âme et le corps sont un seul et même individu qui est conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue », et « l’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du corps » (E, II, 21, sc., et 23). Renversons l’ordre : Spinoza est polisseur de lentilles ; il écrit aussi une Ethique. D’où l’hypothèse qui, tant qu’à paraître saugrenue, doit s’énoncer abruptement : pourquoi n’y aurait-il pas un rapport entre le travail de Spinoza et sa philosophie ? Entre son métier d’habile artisan et sa conception de la patience du penser ? Entre l’objet de son travail manuel — une meilleure vision au travers des lentilles — et l’objet de sa philosophie comme travail intellectuel — la transparence éthique du mieux-vivre ? Et si la vue avait (était) aussi un sens éthique ? Entrées d’index Mots-clés : âme, corps, éthique, optique, polissage Texte intégral « Les lecteurs se trouveront ici empêchés sans doute, et beaucoup de choses leur viendront à l’esprit qui les arrêteront ; pour cette raison je les prie d’avancer à pas lents avec moi et de surseoir à leur jugement jusqu’à ce qu’ils aient tout lu. » (Ethique, II, 11, sc., trad. Appuhn) 1. Spinoza est un homme. Ses sens sont au nombre de cinq. La vue est le sens deux fois privilégié : par une longue tradition philosophique, et par les rapides progrès du siècle de l’optique. Spinoza écrit une Ethique. Il est aussi polisseur de lentilles. Or « l’âme et le corps sont un seul et même individu qui est conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue », et « l’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du corps » (E, II, 21, sc., et 23). Renversons l’ordre : Spinoza est polisseur de lentilles ; il écrit aussi une Ethique. D’où l’hypothèse qui, tant qu’à paraître saugrenue, doit s’énoncer abruptement : pourquoi n’y aurait-il pas un rapport entre le travail de Spinoza et sa philosophie ? Entre son métier d’habile artisan et sa conception de la patience du penser ? Entre l’objet de son travail manuel — une meilleure vision au travers des 1 Éthique et optique chez Spinoza http://philosophique.revues.org/271 1 di 11 30/11/2012 19.03 lentilles — et l’objet de sa philosophie comme travail intellectuel — la transparence éthique du mieux-vivre ? Et si la vue avait (était) aussi un sens éthique ? Le problème est d’abord de s’entendre sur le mot rapport : entre le travail de Spinoza et sa philosophie, entre l’optique et l’éthique, il va de soi que le rapport n’est pas de cause à effet (comme si une philosophie était réductible à quoi que ce soit d’autre qu’elle-même). On ne tentera donc pas vainement d’expliquer l’éthique par l’optique, que le ressort de cette explication soit d’ordre épistémologique ou biographique. Ce rapport n’est pas non plus d’analogie au sens strict : à proprement parler, la pensée n’est pas à l’éthique ce que le polissage est à l’optique... Il n’en reste pas moins que, dans les textes mêmes de Spinoza comme de certains de ses commentateurs (de Feuerbach à M. Gueroult), se font jour des analogies au sens large entre ces deux dimensions incommensurables de la vie et de la philosophie de Spinoza, en tant que travail de la lumière. De la sorte, on ne fait que tenter de développer l’intuition deleuzienne : « Il faut comprendre en un tout la méthode géométrique, la profession de polir des lunettes et la vie de Spinoza »1. 2 2. Spinoza est un homme du XVIIe siècle. Etre polisseur de lentilles à cette époque n’est pas un métier banal : c’est être engagé dans l’aventure scientifique de son temps ; et c’est d’abord avoir surmonté l’obstacle épistémologique précédent. En effet, comme le rappelle l’historien de la lumière V. Ronchi2, les lentilles de verre ont été inventées par hasard entre 1280 et 1285 ; la première lunette d’approche date de 1590 ; il aura donc fallu plus de trois siècles pour mettre une lentille derrière l’autre. La raison de cet aveuglement n’est autre que la défiance envers les sens, redoublée par l’usage de l’artefact, dictant la sentence suivante : « Le but de la vue est de connaître la vérité ; or, lorsque quelqu’un regarde à travers des lentilles de verre il voit des images plus proches ou plus lointaines, quelquefois renversées, irisées et déformées. Donc les lentilles ne font pas voir la vérité, elles trompent et ne doivent pas être adoptées »3. On ne saurait mieux dire que les lentilles sont les instruments mêmes de l’erreur et de l’illusion. Le premier texte à leur être consacré se trouve ainsi en marge du monde savant, dans la Magia naturalis de Della Porta (édition de 1589, livre XVII, ch. X, De crystallinae lentis effectibus) : « Avec les lentilles concaves, tu vois les choses lointaines petites mais claires, avec les lentilles convexes, les choses voisines plus grandes mais peu nettes. Si tu sais assembler avec justesse les unes et les autres, tu verras, agrandies et claires, les choses proches et les choses lointaines »4. Il s’agit donc de savoir combiner sans perte deux critères : l’agrandissement et la clarté, l’étendue et la qualité de la vue. Même si l’on ne possédait pas encore en tant que telles les lois de la réfraction à travers une surface plane, une surface courbe, ou deux surfaces courbes successives, cette « recette » peut être prise à juste titre comme le point de départ d’une véritable révolution de la vision. 3 Ce n’est pourtant qu’au début du XVIIe siècle, avec Galilée braquant sa lunette vers les satellites de Jupiter (Sidereus Nuncius, 1610), que les lentilles de verre acquièrent leur dignité scientifique. Même avec l’appui de Kepler qui, le premier, se rallie à la thèse de Galilée, le problème de l’artefact reste longtemps vivace : faut-il croire ce qu’on voit dans la lunette ? Les images des lentilles sont-elles de l’ordre de l’illusion, d’un manque à être, ou bien de l’ordre du réel, voire d’un plus d’être ? Ainsi le privilège de la vision est-il ambigu, car ses dangers intrinsèques sont proportionnels à sa puissance : la vue est le plus subtil et le plus étendu de tous les sens ; mais sa puissance de tromper est d’autant plus subtile et étendue. Or l’invention de la lunette vient redoubler cette ambiguïté : la médiation de l’instrument technique apparaît soudainement comme permettant à la fois d’accroître la puissance extrinsèque de la vue et sa puissance intrinsèque d’illusion. Mais bientôt, avec Descartes notamment, dont on sait en quels termes il introduit sa Dioptrique5, la situation se renverse : loin d’être sources d’illusions, lentilles et lunettes deviennent le meilleur moyen de lutter contre elles. Nous voyons 4 Éthique et optique chez Spinoza http://philosophique.revues.org/271 2 di 11 30/11/2012 19.03 techniquement le vrai, que nous ne voyions pas naturellement. Avec les progrès de l’optique au siècle classique, l’invisible recule, le visible avance, dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit, vers les satellites de Jupiter comme vers les araignées et les mouches... Il s’agit bien à l’époque d’une véritable transformation de la perception de l’espace, qui fait trembler la frontière entre visible et invisible, et renvoie au grand passage « du monde clos à l’univers infini » : la révolution de la vision est aussi la révolution de la vision du monde. Et polir des verres à cette époque, c’est participer à sa manière à ce vaste mouvement d’ensemble. Ce bref regard en arrière était nécessaire pour comprendre dans quelle atmosphère scientifique Spinoza choisit son métier : il se situe en somme au moment-charnière où les lentilles passent, dans l’opinion des savants, du rejet total au statut d’objet de curiosité, puis de ce statut à celui d’inestimable utilité, objet de recherches intenses de la part des savants et des artisans6. Face au manque de connaissances théoriques des artisans, « qui pour l’ordinaire n’ont point étudié » (comme le dit Descartes au début de la Dioptrique), il n’est pas rare que les savants, soit leur proposent de les former directement (ainsi Descartes pour Ferrier, selon la lettre du 18 juin 1629), soit, tel Spinoza, deviennent eux-mêmes artisans. 5 Sur le métier de polisseur de lentilles, son statut et son rôle pour Spinoza, il existe en général deux types d’approches, biographique ou épistémologique7. Le premier s’inspire directement des biographies de Colerus (1706) et de Lucas (1719), ou encore de l’inventaire de la bibliothèque, où l’on ne manquera pas de relever les traités d’optique de James Gregory (Optica Promota, Londres, 1663) et d’Antonio Neri (Ars vitraria, 1668). Dans les années trente, J. Segond s’était fait une spécialité de ce genre de biographie romancée : « Méditant et polissant tour à tour, je subviendrai aux exigences de la vie sans nuire à la liberté uploads/Philosophie/ethique-et-optique-chez-spinoza.pdf
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- Publié le Mar 28, 2021
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