UNE EPISTEMOLOGIE SOCIALE PEUT ELLE ETRE ALETHISTE ? Pascal Engel Université de
UNE EPISTEMOLOGIE SOCIALE PEUT ELLE ETRE ALETHISTE ? Pascal Engel Université de Genève A paraître in Raisons pratiques 1. Introduction La philosophie contemporaine de la connaissance, ou épistémologie1, se donne principalement comme objectif d’analyser le concept de connaissance et d’évaluer les conceptions particulières de la connaissance qui résultent de cette analyse. Bien que le projet remonte au Théétète de Platon, où le savoir est défini comme « opinion vraie pourvue de raison »2, on peut dire que ce n’est que dans la philosophie contemporaine de tradition analytique que l’entreprise visant à définir notre notion usuelle de connaissance et de savoir, et à s’interroger sur les conditions de vérité des attributions de connaissance de la forme « X sait que P » a pris un tour réellement systématique. Presque toutes les analyses partent de la définition traditionnelle : les conditions nécessaires pour qu’un sujet sache que P ( ait un savoir propositionnel) sont que a) il croie que P (qu’il tienne P pour vraie, condition de croyance), b) que P soit vraie ( condition de vérité, ou de factivité3 ), et c) qu’il ait une bonne raison, une bonne garantie, ou qu’il soit pleinement justifié à croire que P Si l’on accepte cette définition, une division du travail assez naturelle s’ensuit : il faut d’abord analyser ce que c’est que croire, puis ce que c’est que la 1 Par épistémologie, je n’entends pas autre chose que “philosophie de la connaissance”, c’est-à-dire épistémologie générale, au sens où on emploie ce terme dans la philosophie anglophone analytique, ou au sens ou la langue allemande parle d’Erkenntnisstheorie, et contrairement au sens que le terme « épistémologie” a pris en France depuis principalement Bachelard et Canguilhem ( mais sans doute, avant eux, chez Léon Brunschvicg), de philosophie historique des sciences, voire d’épistémologie d’une discipline particulière. Sur mes raisons de cet emploi, cf. l’introduction de Dutant / Engel 2005 2 Les traductions diffèrent. La plus récente en français, celle de Michel Narcy (Garnier Flammarion), choisit de traduire « logos » non par « raison » ou « explication », mais par « définition », ce qui rend parfaitement opaque, le sens dans lequel une opinion vraie peut recevoir une justification ou un fondement, ce qui est la préoccupation traditionnelle de l’épistémologie. 3 Un verbe V est dit factif si toute proposition de la forme Vp implique que p, ou la vérité de p. Ainsi voir que P, sentir que P, se souvenir que P, et la plupart des verbes de perception, impliquent que P. « savoir » est le verbe factif le plus général (cf. Williamson 2000, ch.1, tr. fr. in Dutant/ Engel 2005) 2 vérité, et enfin ce que c’est que la justification. La plupart des programmes de l’épistémologie contemporaine ont consisté à formuler des théories satisfaisantes de cette dernière notion, principalement depuis que Gettier (1963) attira l’attention sur le fait qu’on pouvait réunir les trois conditions (a)-(c) vis à vis d’une proposition P mais pour autant ne pas savoir que P. La taxinomie usuelle des théories de la justification repose sur deux divisions majeures : la première divise ces théories en « internalistes », qui partent du principe selon lequel le sujet a accès à ses croyances et à leurs justifications (savoir c’est savoir que l’on sait), et « externalistes », qui rejettent ce principe d’accessibilité, et la seconde en théories selon lesquelles la justification est une certaine relation de fondation de croyances sur d’autres croyances primitives, d’une part, et en théorie qui définissent la justification en termes d’une relation de cohérence d’autre part. Tout le travail de l’épistémologue consiste alors à remplir l’agenda fixé par ces divisions, en construisant des théories spécifiques de la justification des connaissances. Sa méthode principale passe par l’analyse conceptuelle et sémantique des attributions de savoir, par la construction d’expériences de pensée destinées à tester nos intuitions usuelles et les limites de nos concepts courants, ainsi que par le recours à des théories normatives de la rationalité, comme la logique ou la théorie des probabilités. Ce programme – que l’on peut appeler celui d’une épistémologie générale - se heurte à deux sortes d’objections assez étroitement liées. La première consiste à douter que l’on puisse définir des notions épistémiques, telles que celles de croyance, de connaissance, de données probantes, de raisons ou de justification, en termes exclusivement conceptuels, en s’appuyant sur des expériences de pensée et des contre-exemples, des intuitions pré-théoriques ou sémantiques. Les philosophes qui élèvent ce type d’objection soutiennent en général que les intuitions que l’on sollicite en épistémologie sur des exemples et contre-exemples, via la méthode des « cas » que la littérature post-Gettier a rendue fameuse, sont très 3 relatives et fluctuantes (par exemple les asiatiques n’ont pas les mêmes réactions que les occidentaux sur ces cas4), et que la notion de connaissance devrait être plutôt être analysée en termes des processus causaux et naturels qui la produisent, c’est-à- dire principalement en termes biologiques, psychologiques, et – le terme s’impose assez aisément – comme une forme de cognition. La seconde objection est que le programme de l’épistémologie générale est trop étroitement individualiste, et ne prend pas en compte la dimension sociale de la connaissance. Le sujet supposé savoir est un individu abstrait, dont les propriétés épistémiques sont définies indépendamment de toute référence à un contexte social ou historique. L’épistémologie traditionnelle semble ignorer le fait que les croyances et les connaissances sont largement partagées au sein d’une communauté, acquises et transmises au sein d’un univers social. Cette objection rejoint la première, non seulement parce que toutes deux insistent sur le caractère relatif et contextuel de la connaissance, mais aussi parce que toutes deux pointent en direction du fait que le savoir et la justification ne se laissent pas définir en termes strictement conceptuels et normatifs, mais en termes descriptifs et naturels, la tâche de la description étant confiée tantôt à la biologie et aux sciences cognitives tantôt à des disciplines telles que l’histoire, les sciences sociales, ou à des combinaisons appropriées de ces disciplines. Mais ces objections familières – qui ressemblent beaucoup, et ce n’est pas un hasard, à celles que les sociologues holistes adressent à l’individualisme méthodologique - conduisent rapidement à un dilemme. Car si d’un côté l’épistémologie est conçue comme une discipline essentiellement conceptuelle et a priori, formulant des théories normatives de la connaissance indépendamment de toute description historique ou sociale, il semble que la notion même d’épistémologie sociale soit un oxymore : une épistémologie générale ne peut pas être sociale. De l’autre si nous partons du fait que la connaissance est essentiellement de nature 4 cf Weinberg, Stich and Nichols 2001, qui montrent que les réponses des asiatiques sur les problèmes de Gettier conduisent à traiter les simples croyances vraies comme des formes de connaissance, à la différence des „intuitions“ occidentales qui demandent qu’elle soient pourvues de justifications. 4 sociale et que la seule manière dont on peut en parler consiste à décrire des processus, naturels, historiques, ou sociaux, de formation et de transmission des connaissances, alors comment peut-il y avoir une épistémologie sociale ? L’entreprise même de l’épistémologie générale, dans ce qu’elle a de normatif et dans ce qu’elle a d’analytique n’a plus de sens si elle se limite à une description – causale, historique, sociale de certains processus d’acquisition et de transmission. Nombre de philosophes inspirés par un programme naturaliste résolvent simplement ce dilemme en éliminant tout simplement l’épistémologie comme théorie a priori de la connaissance : pour parler comme Quine, l’épistémologie « naturalisée » cesse d’être une épistémologie, pour devenir une sociologie, une histoire, une biologie, ou une psychologie de la connaissance. Des notions telles que celles de vérité, de justification ou de rationalité n’ont tout simplement pas leur place dans une analyse sociale du savoir, ou bien n’en ont une que si on les traduit en termes d’autres notions comme celles de « régime de véridiction », de « savoir- pouvoir », ou encore de stratégies d’appropriation du savoir, etc. On aura reconnu aisément les paraphernalia des conceptions post-modernes en sociologie des sciences, qui proposent, tout comme Quine et Stich, de simplement éliminer l’épistémologie en tant que discipline.5 Peut-il, dans ces conditions, y avoir réellement une épistémologie sociale en un sens non oxymorique, c’est-à-dire capable de rendre compte à la fois de ce que la connaissance a de social et de ne pas verser dans une forme de relativisme et d’éliminativisme? Une telle épistémologie ne peut se contenter simplement de jeter par dessus bord des notions classiques comme celles de vérité, de justification, de rationalité, et même de connaissance. Elle devra ou bien montrer que l’on peut expliquer ces notions en termes d’autres notions qui confèrent à la connaissance d’emblée une dimension sociale, ou bien chercher à intégrer les notions classiques au sein d’une analyse sociale de la connaissance. Je voudrais essayer de défendre ici 5 Cf. Quine 1969, Stich 1998 . Le mérite d’un auteur comme Bruno Latour est de tirer cette conclusion de manière tout à fait explicite, par exemple dans le Monde, mars 2006: « Je considère uploads/Philosophie/ engel-2006-une-epistemologie-sociale-peut-elle-etre-alethiste-pdf 1 .pdf
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- Publié le Jul 28, 2021
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