1 Qu'est-ce que la philosophie politique ? Le 11 mai 2015, la Société Belge de

1 Qu'est-ce que la philosophie politique ? Le 11 mai 2015, la Société Belge de Philosophie organisait à l’Université de Namur une table-ronde sur le thème « Qu’est-ce que la philosophie politique ? » avec Jean-Marc Ferry, Philippe van Parijs, Florence Caeymaex et moi-même. Ceci est le texte de mon intervention. Pour ma part, je ne peux pas dissocier la façon dont je conçois la tâche de la philosophie politique de la situation politique présente, de l’actualité qui me constitue. C’est le politique qui commande à la philosophie les « objets » ou les « thèmes », toujours évolutifs, qu’il s’agit pour elle de penser. Je ne peux donc pas davantage dissocier ma pratique de la philosophie politique de l’histoire dont j’ai été le témoin et dans laquelle (comme n’importe qui d’entre nous) je me trouve impliqué comme acteur social. Or, pour la génération de ceux qui, comme moi, ont débuté leurs études au tout début des années 80 (à l’époque où l’URSS restait hégémonique, en même temps que totalement discréditée, et où débutaient partout les politiques néolibérales), il n’était précisément question que du grand retour de la « philosophie politique ». La redécouverte de « l’Etat de droit », des « droits de l’homme », de la « démocratie », de « l’humanisme », coïncidait avec une bruyante mise en congé du marxisme, des sciences sociales et du structuralisme (qui avaient, eux, dominé les décennies 60 et 70). Dans cette résurrection proclamée de la philosophie politique, j’essayai pour ma part, à l’époque, de faire le départ entre ce qui relevait d’une insupportable police de la pensée (dont La Pensée 68 de Luc Ferry & Alain Renaut, en 1985, fut le triste étendard1), d’une part, et ce qui relevait d’une légitime rénovation de la dimension proprement normative de la philosophie, d’autre part. Après tout, poser à nouveaux frais la question critique « quid juris ? », la question de la justice (de ce qui devrait être par opposition à ce qui est) faisait sens, alors que les philosophies de l’histoire héritées de Hegel et de Marx se trouvaient en complète décomposition. 1 Luc Ferry & Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l'anti-humanisme contemporain, Gallimard, 1985. 2 Les pensées de Rawls et de Habermas devinrent les moteurs de ce recentrage normatif de la philosophie politique – Philippe Van Parijs et Jean-Marc Ferry jouant un rôle important dans ce recentrage normatif de la philosophie politique, le premier avec Qu’est-ce qu’une société juste ?, le second avec sa somme (toujours inégalée) Habermas. L’éthique de la communication 2. Je dois dire, néanmoins, que je résistai à ce recentrage normatif qui me semblait présenter un risque symétrique à celui du marxisme : alors que celui-ci avait réduit la philosophie politique à la philosophie de l’histoire et à l’analyse des structures sociales « objectives », le « retour à Kant » et aux philosophies du contrat social réduisait à mes yeux indûment la philosophie politique à la philosophie morale, mettant le philosophe dans une posture moralisatrice, crypto-judiciaire, qui me semblait dénaturer le sens même de ce que devait être la philosophie politique. C’est pourquoi je me suis tourné vers des auteurs comme Claude Lefort, Hannah Arendt ou Jean-François Lyotard, qui exploraient le politique, non à l’aune de quelque modèle de justice, mais comme espace indéterminé de conflits et de débats « sans terme et sans garant » (selon une expression de Lefort). Par rapport aux années 1980, la situation des années 2000 fait contraste. C’est le néolibéralisme qui est aujourd’hui au banc des accusés, tandis que le marxisme refait surface sous de nouvelles formes, et qu’un besoin de radicalité critique se fait nettement sentir, tant sur le plan théorique que pratique. Des auteurs sur lesquels ma génération n’aurait pas pu travailler, en tout cas pas bâtir une carrière scientifique (Foucault, Althusser, Deleuze) sont aujourd’hui devenus des sujets de recherche légitimes. Notre Unité de Recherches MAP-ULg s’est d’ailleurs spécialisée dans l’étude de la philosophie politique française contemporaine, élargie aux courants « néo-marxistes », « francfortois », « postcoloniaux », féministes, etc., qui tentent aujourd’hui de réarmer la critique sociale et philosophique. Pour moi qui suis de loin l’« ancien » au sein de l’équipe du MAP, ce retour à des auteurs (cf. ceux cités plus haut) ou des thématiques (la dialectique, les structures, le symbolique, etc.) qui avaient été évincées au moment même où j’y avais été initié a quelque chose à la fois de libérateur et de déroutant – de libérateur car je persiste à penser qu’il y a dans le structuralisme, le marxisme et les philosophies de la différence un potentiel critique qui doit être exploité pour comprendre le monde d’aujourd’hui ; mais de déroutant aussi car Foucault, Deleuze ou Althusser sont 2 Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Le Seuil, 1991 ; Jean-Marc Ferry, Habermas. L’éthique de la communication, PUF, 1987. 3 réinvestis par la jeune génération de philosophes de façon complètement nouvelle, que je qualifierais de « postmoderne » : alors que ma génération voyait chez eux une manière de sortir des formes vermoulues de marxisme, de pluraliser le politique afin de le réinvestir, les jeunes philosophes y cherchent plutôt, me semble-t-il, des lignes de résistance ou de fuite à cette même politique qu’ils n’ont, eux, connue que sous régime néolibéral. J’ai toujours été frappé par le fait que nombre de philosophes politiques (jeunes ou vieux) n’aiment pas la politique concrète, empirique, qu’ils s’y intéressent au final assez peu, ou n’en parlent qu’avec dégoût, comme si la politique réelle n’était pas à la hauteur de l’idée qu’ils se font d’elle. Réflexe d’homo academicus ? Peut-être, en partie. Mais je soupçonne quelque chose de plus fondamental : une résistance (que je qualifierai « d’anti-machiavélienne ») à affronter ce que nous appelons les matérialités du politique (dont Florence Caeymaex parlera plus longuement) 3. Pour ma part, je suis passionné par la politique, y compris par les jeux des partis, les rapports de force entre personnalités rivales ou entre clans – non pas que je considère que le politique s’y réduise, mais que nous ne pouvons pas comprendre les autres scènes du politique (école, centre fermé, prison, entreprises, multinationales, etc.) si nous ne comprenons pas la mécanique politique sous ses formes les plus banales et les plus quotidiennes. Il y a un machiavélisme premier et irréductible du politique qui rend vaine, selon moi, toute réflexion philosophique immédiatement normative ou utopique. En d’autres termes, la première tâche du philosophe politique, selon moi, est de ne jamais couper le lien entre la réflexion théorique la plus exigeante (qui inclut la lecture des « grands » textes de Hobbes, Hegel, Sartre ou Foucault) et l’analyse de la politique dans ce qu’elle a de plus empirique et de plus trivial. Nous devons résister, autrement dit, à toute approche qui se donnerait a priori le politique comme une idéalité exempte de toute impureté, médiocrité ou corruption. Voilà qui n’enlève rien à l’exigence d’universalité et d’émancipation qui définit la philosophie elle-même. Mais nous sommes toujours requis de réfléchir cette exigence en fonction de la situation présente, elle-même commandée par toutes sortes de conditions empiriques et contingentes. Autrement dit, la question sous- jacente à toute philosophie politique qui se veut philosophie critique, c’est de savoir 3 Mais je ne suis pas moins étonné de voir des philosophes de l’art si peu fréquenter les musées et les galeries ; des philosophes des sciences si peu passionnés par la physique, la chimie, la biologie telles qu’elles se pratiquent dans les laboratoires ; des philosophes de l’éducation n’avoir aucune expérience concrète de l’école, etc. 4 comment articuler sa fonction compréhensive du passé et du présent et sa fonction normative de détermination de ce qui doit être, de ce qui est juste ou injuste. Car il n’est pas vrai que c’est l’un ou l’autre (compréhension de ce qui est ou énonciation de ce qui doit être ; Hegel ou Kant ; Foucault ou Rawls) : c’est l’un et l’autre. Mais il y a plusieurs manières d’articuler ces deux fonctions, plusieurs manières d’envisager la critique (au sens kantien du terme). Et précisément, la pensée de Kant montre un clivage interne dans la façon d’articuler fonction compréhensive et fonction normative. Je fais l’hypothèse que ce clivage interne à la critique kantienne traverse en réalité une très large part, sinon toute la philosophie politique moderne et contemporaine4. Ce clivage est bien connu, c’est même un locus classicus de notre métier d’enseignant : c’est ce qui sépare la « deuxième » et la « troisième » Critiques kantiennes, ou si l’on veut, le jugement déterminant et le jugement réfléchissant. Dans la perspective de Critique de la raison pratique, le jugement est déterminant : l’universel est donné (sous la forme d’une Loi « vide » qui se donne comme 4 Je suis ici une hypothèse d’Etienne Balibar, qu’il faut citer longuement : « De ce point de vue, ce qui m’intéresse le plus chez Kant, c’est une sorte de clivage interne uploads/Philosophie/faire-de-la-philo-politique-110515.pdf

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