Le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps à la lumière de Duns Scot

Le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps à la lumière de Duns Scot. Introduction : " Ah ! C'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre, Que ce lien de fer que la nature a mis Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis." [1] Il serait sans doute trop présomptueux d'affirmer au Poète qu'après la lecture de ces pages l'étonnement ne serait plus permis, même avec le cœur tendre. L'étude qui va suivre entend bien expliquer l'union de l'âme et du corps en situant précisément le problème qu'elle soulève. La référence à Descartes, qui sera la principale tout au long de notre travail, nous apparaît comme la plus susceptible de donner lieu à une problématique véritable. Tout philosophe débutant, et même tout amateur éclairé n'ignore pas la place centrale de la distinction entre l'âme et le corps dans la métaphysique cartésienne. Et certes, le problème de l'union ne se poserait pas si une telle distinction n'avait autant de force. Tout lecteur connaît également l'absence dramatique d'écrits de Descartes au sujet de l'union. Par contre, la connaissance des nombreux textes où il marque son attachement à une union réelle et substantielle semble réservée à une élite culturelle plus restreinte. Aussi il ne nous paraît pas inutile de reconsidérer ce "lien de fer" et de tenter de comprendre comment il peut être aussi solide chez le philosophe qui le proclame ainsi. Nous connaissons tous l'habituelle ironie de ces penseurs qui s'amusent à écrire et à soutenir les théories les plus absurdes et les plus éloignées du sens commun. Toutefois, Descartes, en tant que défenseur du bon sens dont nous sommes, à ses dires, généreusement pourvu et dont nous n'avons pas coutume de nous plaindre qu'il vienne à manquer, ne peut être suspecté d'un tel méfait. Ainsi, nous sommes donc amenés à chercher la manière et les raisons pour lesquelles ce philosophe a rendu d'apparence si contradictoire un problème qui ne l'aurait pas été si la distinction n'avait pas possédé cette force, ou si il n'avait pas nié que l'union formât un agrégat composé de deux natures étrangères. Comprendre ce qu'est l'union de l'âme et du corps à partir des données fournies par la métaphysique cartésienne, tel est notre seul dessein. Toutefois, afin d'y parvenir, nous considérerons une seconde référence encore moins bien connue du lecteur moyen. La pensée de Duns Scot a en effet l'illustre honneur d'être traduite de manière tronçonnée et à un prix défiant toute concurrence, ce qui n'est pas contradictoire, loin s'en faut ! Le préjugé contre la philosophie médiévale, venant en partie de Descartes, est enraciné généralement au tendre cœur du lecteur moyen qui ne possède malheureusement pas les trois conditions indispensables pour s'en défaire : le courage, le latin et une bonne bibliothèque. Quant à nous, deux nous suffirent pour nous lancer dans l'aventure scotiste. Scot possède de multiples mérites, et le fait d'être renvoyé à lui par l'auteur des premières objections sur le sujet de l'union n'est pas l'un des moindres. Cet illustre auteur produisit de son vivant une quantité non négligeable de réflexions et sur bien des points, il est considéré comme le précurseur scolastique de Descartes. Ainsi, il a pensé la distinction entre la matière et la forme. Cette distinction revêt pour nous un intérêt capital dans la mesure où elle rompt avec la conception hylémorphique prédominante à l'époque de Scot. L'étude de l'union chez Descartes ne saurait donc se passer de l'analyse des raisons qui font sortir un pur médiéviste du cadre aristotélico-thomiste. La philosophie médiévale recèle de nombreuses surprises pour le lecteur du vingtième siècle, et nous avons été maintes fois étonnés en constatant combien ce qui paraissait un jargon stérile se transformait aisément en une pensée argumentée et très perspicace. Le "docteur subtil", s'il n'est plus précédé de sa réputation dans les milieux estudiantins, n'en reste pas moins un modèle de rigueur démonstrative et le plus proche précurseur de Descartes. Ce serait l'un des plus importants mérites de ce texte, s'il arrivait à le montrer un tant soit peu. La comparaison sera-t-elle fructueuse ? Le jugement ne nous appartient pas et nous le laissons à de plus doctes esprits que le nôtre. Notre réflexion suivra la logique même du problème : Dans un premier temps, nous étudierons son origine philosophique afin de dégager plus précisément la problématique correspondant aux données propres à Descartes et à Scot. Dans ce cadre, la pensée de Scot nous aidera à comprendre la distinction entre la matière et la forme suivant des arguments qui préparent, voire rendent possibles, ceux de Descartes. A ce moment également, nous tenterons de mettre en valeur les rapports plus généraux qu'entretiennent entre elles les deux philosophies et qui sous-tendent toute possibilité de comparaison. Ensuite, nous répondrons aux exigences métaphysiques qui découlent de la problématique précédemment dégagée. Là encore, Scot nous aidera à justifier la position cartésienne grâce à son concept d'heccéité. Ce concept sera central pour la compréhension de ce que nous appellerons le troisième acte qui nous mènera finalement à une prise de position originale et délicate sur le sujet. Enfin, nous examinerons l'union telle qu'elle se manifeste à nous, et nous essaierons de dégager sa finalité et sa position métaphysique vis-à-vis de la distinction afin de conclure quant aux caractéristiques tout à fait originales de l'union. ch. I) L'origine du problème de l'union de l'âme et du corps "En vérité, l'unité de l'âme et du corps a toujours été depuis Platon la croix des philosophes eux-même ."[2] Il faudrait peut-être nuancer le jugement de madame Laffoucrière. En effet, même si ce problème n'est pas pris en compte dans des cas extrêmes de négation de l'âme ou de négation du corps, beaucoup de philosophes, sans lui faire tenir une place centrale dans leur propos, l'ont abordé au cours de leur réflexion. Les raisons de ce fait tiennent probablement à l'origine particulière du questionnement autour de l'union. On peut remarquer tout d'abord dans notre titre, l'emploi du singulier concernant le mot "origine". Si de nombreuses influences marquent ce problème, celles-ci s'ordonnent autour d'un seul thème. Ses premières racines remontent surtout à Aristote et à la conception qu'il se fait de la substance matérielle et individuelle[3]. Il la considère en ce sens comme un composé de matière et de forme, mais le terme de composé s'entend ici comme tout véritable. L'importance de son propos est capitale dans notre perspective puisqu'il développe la notion de composé hylémorphique en opposition à la séparation de l'âme et du corps dans la philosophie de Platon. Si Platon ne s'était pas vraiment préoccupé de montrer la substantialité de cette union, c'est probablement parce qu'il considérait l'union comme accidentelle et qu'il lui fallait démontrer la nécessité de l'indépendance de l'âme vis-à-vis du corps.[4] Pour Aristote, ce composé est d'ailleurs d'autant plus unifié que l'union de ses deux termes repose elle-même sur l'interaction entre la puissance et l'acte telle qu'il l'explique en sa Métaphysique, livre Théta[5]. On pourrait, à première vue, dire que l'origine du problème se présente alors en opposition à Aristote, puisque chez Descartes, ce genre de propos semble condamné très tôt. De ce fait, le point de départ d'une réflexion sur l'union se situe dans la distinction radicale entre l'âme et le corps ainsi qu'à l'origine même de cette distinction, c'est à dire dans l'actualisation de la matière. ch.I) A) L'actualité de la matière telle qu'elle est conçue chez Duns Scot entraîne dès l'abord une rupture avec la tradition aristotélicienne. Bien que la thèse cartésienne soit plus connue, historiquement, Duns Scot se situe dans une tradition franciscaine et augustinienne qui la précède. En ce sens, l'étude de Scot doit précéder celle de Descartes et même l'orienter dans la mesure où, même s'il ne le dit pas, Descartes est très probablement influencé par Bérule, Mersenne, et d'autres qui appartiennent de plus ou moins loin à cette tradition. Ainsi, l'autorité qui permettra à Scot de donner clairement un certain acte à la matière sera Saint Augustin. Quelles sont ses raisons ? Quel sorte d'acte veut-il accorder à la matière ? Quelles conséquences, notamment sur les plans ontologique et théologique, envisage-t-il pour rompre ainsi avec Saint Thomas et une grande partie de la philosophie scolastique aristotélicienne ? Quelle est la portée réelle de sa prise de position, est-elle vraiment radicale ? L'ensemble de ces questions ont pour fin d'éclairer la pensée de Scot, mais aussi de l'orienter dans la perspective de l'union, qui n'est pas forcément celle de Scot pris en lui-même, mais qui correspond mieux à une comparaison qui devra s'établir avec Descartes. 1) L'actualité de la matière est au cœur de la philosophie scotiste. En effet, cette assertion se trouve dans l'introduction au Commentaire sur le livre des Sentences, distinction 12, par André de Muralt[6]. "Ce texte traite du problème de la matière, de ses relations à la forme, et de la possibilité de son existence séparée. Il peut prétendre donner la clé de l'interprétation du scotisme dans son ensemble." Il n'est uploads/Philosophie/ descartes-et-duns-scot.pdf

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