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55 rue de Varenne • 75 341 Paris cedex 07 • France Tél. : 33 (0)1 53 63 37 77 • Fax : 33 (0)1 42 22 65 54 forum@futuribles.com • www.futuribles.com Pour un catastrophisme éclairé COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE DU 17 SEPTEMBRE 2002 Jean-Pierre Dupuy, professeur de philosophie sociale et politique à l’École polytechnique (où il dirige le Groupe de Recherche et d’Intervention sur la Science et l’Éthique) et à l’université de Stanford, est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels, récemment, Le Sacrifice et l'envie (Paris : Calmann-Lévy, 1992), The Mechanization of the Mind (Princeton University Press, 2000) ou Pour un catastrophisme éclairé (Paris : Seuil, 2002). Il vient également de publier Avions-nous oublié le mal ? (Paris : Bayard, 2002). Invité au siège de Futuribles International à présenter la substance de son essai Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Jean-Pierre Dupuy a tout d’abord tenu à indiquer que cet ouvrage comportait en fait deux facettes, celles-ci correspondant, mutatis mutandis, aux deux « époques » de sa vie de chercheur. La première de ces époques peut être caractérisée comme « radicale ». L’auteur était alors inspiré par la critique radicale de la société industrielle développée par Ivan Illich 1. Si ce dernier était très écouté pendant les années 1960-1970, la France semble l’avoir pour un temps oublié. Jean-Pierre Dupuy discerne néanmoins comme le frémissement d’un retour au goût du jour du philosophe et sociologue d’origine autrichienne, en ceci notamment que les premières réactions à Pour un catastrophisme éclairé ont porté sur la partie illichienne du livre. L’autre facette de l’ouvrage coïncide davantage avec le travail philosophique de l’auteur au cours de ces vingt dernières années, participant d’une sorte de « métaphysique rationnelle » (cf. par exemple DUPUY Jean-Pierre. Ordres et désordres. Paris : Seuil, 1990). C’est sur la partie philosophique et métaphysique de l’ouvrage que J.-P. Dupuy a désiré insister au cours de son intervention, alléguant qu’il aurait mauvaise grâce à ne pas privilégier la question du rapport au temps dans un lieu tel que l’association Futuribles ! 1 cf. par exemple DUPUY Jean-Pierre, ROBERT Jean. La Trahison de l’opulence. Paris : Puf, 1976, ou DUPUY Jean- Pierre. « Bien-être et autonomie » in Futuribles n° 32, avril 1980. À ce propos, le chercheur a rappelé sa dette à l’endroit des débuts de la prospective française ; il a en particulier évoqué sa révérence à l’égard de Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel 2 et Pierre Massé, dont on a pu dire qu’ils s'employaient à une « socialisation de l’existentialisme sartrien » ; c’était aussi, selon lui, l’époque — malheureusement révolue — du mariage de la planification et de la réflexion philosophique. En sus, et en partie à travers eux, J.-P. Dupuy fut aussi influencé par Henri Bergson, qui tient une place centrale dans Pour un catastrophisme éclairé. Avant de développer son propos, l’intervenant a déclaré que, face aux dangers contenus dans nos sociétés industrialisées, les solutions existent, et ne peuvent être que politiques et, en amont, éthiques. Encore faut-il commencer par le commencement : le travail sur les concepts. Citant Marx, qui disait en substance « assez pensé le monde, il faut le transformer », J.-P. Dupuy a déclaré être aujourd’hui assez convaincu du contraire. Mais la situation présente nous enjoint, à ses yeux, de dépasser la méthode des futuribles. Il existe selon lui une alternative à la conception initiée par Bertrand de Jouvenel, reposant notamment sur l’idée que « l’avenir ne se prévoit pas, il se construit » et que l’avenir n’est pas le domaine du vrai ou du faux, mais celui des possibles. Futuribles défend cette approche prospective 3 2 Jean-Pierre Dupuy a déclaré avoir été en particulier fortement impressionné par Arcadie. Essais sur le mieux vivre (Paris : Gallimard, coll. Tel, 2002 (rééd.)). 3 Cf. JOUVENEL Hugues de. « La démarche prospective. Un bref guide méthodologique » in Futuribles n° 247, novembre 1999. Accessible sur le site http://www.futuribles.com. Table ronde Futuribles — Pour un catastrophisme éclairé 2 au détriment de la prévision ou de la prophétie. La proposition de J.-P. Dupuy est de réhabiliter cette troisième catégorie, la prophétie. Mais avant de s’en expliquer, l’intervenant a d’abord brossé le contexte d’écriture de son essai, puis brièvement abordé le moment illichien de son argumentaire. Une critique radicale des sociétés industrialisées Le contexte d’écriture de cet essai n’est pas dénué d’intérêt. Pour un catastrophisme éclairé complète et s’inspire d’une allocution prononcée par l’auteur le 1er mars 2001 au cours de la séance inaugurale du séminaire « Prévention des risques » organisée par le Commissariat général du plan. Il s’agissait de réfléchir sur les supposés « nouveaux risques » (liés aux OGM, au réchauffement climatique, à l’agribusiness, aux nanotechnologies, etc.). L’auteur a abordé sa réflexion en s’attaquant à un bouc émissaire : le principe de précaution. Au moment où l’ouvrage allait être sous presse, sont survenus les attentats de New York. Jean- Pierre Dupuy a alors réécrit son livre en partie, le complétant afin de montrer le lien entre les catastrophes attribuables au mode de développement économique et technique (l’objet originel de l’ouvrage) et les catastrophes dues à la violence humaine. À en croire l’auteur, la critique illichienne paraît plus que jamais pertinente. Notre mode de développement souffre de contradictions majeures. Il se veut et se conçoit comme universel, sans envisager d’alternative possible. Et pourtant ce mode de développement sait qu’il se heurte à des obstacles internes et externes inéluctables. La conférence de Kyoto 4 en est une illustration de choix, qui a résulté en un refus américain de toute négociation sur les émissions de gaz à effet de serre, compromettant ainsi sérieusement l’effort international pour organiser la prévention du changement climatique. Nous connaissons bien les dangers mais persistons dans notre mode de développement contreproductif et délétère. Au pied du mur, remarque J.-P. Dupuy, nous devons désormais dire ce qui nous tient le plus à cœur : ou bien la démocratie, ou bien le mode industriel de développement. L’alternative est bien réelle, contrairement à ce que Francis Fukuyama soutient dans La Fin de l’Histoire et le dernier homme — celui-ci décrit comment, dans la sphère politique et économique, l’histoire (plus ou moins linéaire) progresserait vers la démocratie libérale de marché entendue comme l’unique possibilité pour les sociétés technologiquement avancées. Le concept de « contreproductivité » se trouve au centre de la critique illichienne ; distinguant le mode de 4 Le protocole, signé en 1997, engageait les pays industrialisés à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2010. production hétéronome et le mode de production autonome, Illich montre que leur articulation fait problème dans nos sociétés développées : « Il ne s’agit pas, résume J.-P. Dupuy, de nier que la production hétéronome peut vivifier intensément les capacités autonomes de production de valeurs d’usage. Simplement, l’hétéronomie n’est ici qu’un détour de production au service d’une fin qu’il ne faut pas perdre de vue : l’autonomie. » Or, passés certains seuils critiques de développement, « la production hétéronome engendre une complète réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique, telle que les capacités autonomes sont paralysées », au point que « plus la production hétéronome croît, plus elle devient un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elle est censée servir. » Ceci se traduit notamment par le fait que l’humanité est désormais en mesure de se détruire elle-même. Encore cette capacité d’autodestruction — directe et indirecte — n’est-elle pas si nouvelle. Le plus invraisemblable est pour l’auteur le fait que l’on persiste, en dépit des évidences, à ne pas croire que la catastrophe nous guette. Rien, de ce qui nous menace gravement dans notre mode de développement, n’est incertain. Les experts savent mais n’informent pas directement le public. Quant aux hommes politiques, ils ne disent rien, les échéances électorales se substituant aux problématiques non exclusivement court-termistes. Et pourtant il suffit d’ouvrir les yeux. Jean-Pierre Dupuy nous invite à cet égard à superposer la carte de densité de la population française et la carte des installations à risques : à ce seul spectacle on sursaute d’effroi. Le problème réside en ceci que les peuples ont beau être informés, ils ne croient pas ce qu’ils savent. L’auteur évoque à cet égard Bergson qui, après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, pouvait dire : « qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout » 5. Si la seule perspective de la catastrophe nous laisse complètement indifférent, comment la rendre crédible ? Quel est l’obstacle d’ordre conceptuel qui nous empêche de penser la catastrophe ? Les apories du principe de précaution Pourquoi le principe de précaution est-il apparu récemment ? Pourquoi la prévention ne suffisait-elle pas ? La raison en est l’existence de l’incertitude dans un contexte de complexité croissante. Il s’agit bien sûr d’une incertitude épistémique et non nouménale (i.e. elle réside dans la perception du sujet et non dans la nature du phénomène). On a coutume uploads/Philosophie/futuribles-0902-catastrophisme.pdf

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