Revue Philosophique de Louvain Le Temps selon Aristote (à suivre) Joseph Moreau

Revue Philosophique de Louvain Le Temps selon Aristote (à suivre) Joseph Moreau Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. Le Temps selon Aristote (à suivre). In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 46, n°9, 1948. pp. 57-84; doi : 10.3406/phlou.1948.4129 http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1948_num_46_9_4129 Document généré le 24/05/2016 Le Temps selon Aristote I. La définition aristotélicienne du Temps. L'étude du Temps fait suite chez Aristote à celle de l'Espace, contenue dans les chapitres 1-9 du livre IV de la Physique qui traitent du lieu et du vide, et elle s'ouvre de la même façon. L'auteur se pose au sujet du Temps la question de savoir s'il est : est-il du nombre des choses qui sont, ou de celles qui ne sont pas ? (nôiepow TÔV 8vto)V èaxtv ^ t6)V \l$i ÎVTtov); ensuite seulement, il se demandera ce qu'il est, il s'interrogera sur sa nature (slta zlç f\ yùaiç aôxoO) Phys. IV, 10, 2Mb 31-32). Mais le sens commun, qui se prononçait si hardiment pour la réalité de l'espace, se montre perplexe à l'égard du Temps ; c'est ce qu' Aristote met en lumière en développant des raisons qu'il appelle exotériques, c'est-à-dire empruntées aux opinions courantes. Il semble en effet que le Temps, ou bien n'est rien du tout, ou du moins qu'il n'a qu'un être précaire, une réalité indécise. Le Temps, dans son ensemble, se compose du passé et de l'avenir ; et quelque portion du Temps que l'on considère, ce sont là les deux grandes divisions à l'une desquelles elle doit appartenir, ou entre lesquelles elle doit se répartir. Or, de ces deux divisions, l'une, le passé, n'est plus; l'autre, l'avenir, n'est pas encore ; aucune d'elles n'est. Comment donc ce qui est composé de parties qui ne sont pas, comment cela pourrait-il avoir part à l'être ? (ibid. 2Mb 32 - 218a 3). Mais le présent ? dira-t-on ; n'est-ce pas là dans le Temps une division qui est ? Sans doute, du présent, par opposition au passé et à l'avenir, on peut dire qu'il est ; mais il n'est pas une division, une partie du Temps. Le présent, limite du passé et de l'avenir, se réduit en effet à un instant ; c'est l'instant présent (xô vOv). Or, l'instant n'est pas une partie du Temps ; le Temps, on l'admet (Soxeî), n'est pas plus composé d'instants que la ligne n'est composée de points. L'instant, comme le point, n'est pas une partie 58 Joseph Moreau aliquote, mais un element infinitésimal ; le Temps, la ligne, ne sauraient être mesurés par un nombre défini d'instants ou de points (218a 6-8). Mais, il y a plus ; l'instant présent, où paraît se concentrer toute la réalité du Temps, n'a pas, n'étant qu'instant, l'identité essentielle du point. L'instant, se demand era-t-on, demeure- t-il toujours le même, en sorte que ce serait la perpétuité de l'instant qui ferait la réalité du Temps ? ou bien devient-il sans cesse autre, le Temps étant fait alors d'une succession d'instants ? Dans cette question se résume tout le problème de l'être du Temps. Or, ramené à ces termes, le problème s'avère insoluble, aboutit à une aporie. La nature fluente du Temps se révèle inintelligible ; et l'on ne saurait décider s'il est ou s'il n'est pas, dès que l'on a reconnu que l'instant, où paraît s'absorber toute la réalité du Temps, est d'essence contradictoire. Dira-t-on, en effet, que l'instant demeure toujours le même ? Mais c'est faire toutes choses simultanées, c'est nier l'écoulement du Temps. Dira-t-on, au contraire, qu'il devient sans cesse autre ? C'est se heurter encore à d'insurmontables difficultés. Le Temps, en effet, est continu, comme la ligne ; il renferme, dans cette hypothèse, une infinité d'instants, comme la ligne une infinité de points. Mais à la différence des points qui coexistent dans la ligne, les instants dans le Temps se succèdent, ce qui suppose que continuellement un instant nouveau se substitue au précédent. Or, quand donc peut s'effectuer une telle substitution ? Le Temps étant continu, les instants en nombre infini, jamais on ne saisira l'articulation de deux instants successifs ; toujours ils seront séparés par une infinité J' instants ; la substitution est impossible dans la continuité (218a 8-30). On reconnaît aisément l'origine zénonienne de cette argumentation. Elle oppose à la réalité du temps, considéré comme succession continue d'instants, la difficulté même que Zenon, dans l'argument de la dichotomie, opposait au mouvement. La continuité suppose l'infinité ; elle se conçoit sans peine dans la ligne, qui renferme en puissance une infinité de points, et ne saurait constituer, réplique Aristote à Zenon, un obstacle à l'accomplissement du mouvement : la ligne n'étant pas actuellement infinie, peut être parcourue en un temps fini, dont la continuité elle-même repose, comme celle de la ligne, sur une infinité toute virtuelle, ici de points, là d'instants (Phys. VI, 2, 233a 21-31 ; VIII, 8, 263a 11-15). Néanmoins, une difficulté subsiste : la continuité de la ligne se fonde dans une coexistence de parties ; elle a, ainsi que ses parties, une réalité indépendante des éléments infinitésimaux, des virtualités qu'y découvre l'analyse ; Le Temps selon Aristote 59 la continuité du Temps, au contraire, est dans une succession, dont les parties, passé et avenir, n'ont aucune réalité ; dès lors, s'il faut admettre que l'instant, sur lequel, tandis qu'il est présent, repose toute la réalité du temps, n'est lui-même qu'une virtualité, qu'ad- viendra-t-il de la réalité du Temps ? Tel est le sens de l'aporie sur l'instant ; elle met en relief le problème de l'être du Temps : comment le Temps peut-il sauver sa réalité, s'il lui faut assumer la succession dans la continuité ? si la succession exclut l'existence des parties, passé et avenir, et si la continuité ne concède qu'une virtualité à l'instant, au présent ? Ou si, pour assurer la réalité du Temps, on renonce à voir dans l'instant une virtualité sans cesse renaissante, si l'on attribue à l'instant identité et perpétuité, que devient la succession, la mobilité essentielle du Temps ? Ainsi donc, le problème soulevé au sujet du Temps par la question : s'il est, c'est celui de son statut ontologique. Où se situe le Temps par rapport à l'être et au non-être ? Problème proprement métaphysique, qu'Aristote, nous le verrons, a peut-être en grande partie éludé ; il l'a toutefois nettement posé. Après quoi, suivant son procédé ordinaire, il se pose au sujet du Temps la question de savoir ce qu'il est, quelle est sa nature. Pour y apporter une réponse, il part de l'examen des définitions proposées avant lui ou implicitement admises ; sur ce point encore, c'est de la discussion dialectique que doit sortir la solution scientifique. Si l'on excepte l'antique définition, attribuée à Pythagore (1>, qui identifie le Temps à la sphère de l'Univers, sous prétexte que, comme elle, il contient tout — définition trop naïve, estime Aristote, pour mériter une discussion (2186 5-9) — le principal essai de définition est celui qui assimile le Temps au mouvement de l'Univers. Cette définition, de l'avis même des interprètes anciens, est issue du Timée de Platon (2). C'est cependant une tout autre définition du Temps que l'on retient ordinairement de ce dialogue : le Temps serait, selon une formule célèbre, une image mobile de l'éternité <"> Cf. DlELS, Vorsokratiker, 45 B 33 — Sur le sena de cette définition, cf ChERNISS, Aristotle's criticism of Presocrahc phtlosophy, pp 214-216 (3> Eudème. Théophraate, Alexandre, d'après SlMPLIClUS, m Phys., p. 700, 18 Diels. 60 Joseph Moreau (Timée, 37d). Quel que soit le sens exact de cette formule, dont nous n'avons pas présentement à apprécier la valeur, il est évident qu'elle répond à un problème métaphysique, à la question ontologique soulevée par l'aporie sur l'instant. Mais dans un passage ultérieur et connexe du même dialogue (39cc/), Platon explique que le cours mobile du Temps est rythmé par les révolutions célestes, et c'est alors qu'il déclare qu'à la révolution de chacun des orbes célestes correspond un temps déterminé : le jour à la révolution de la sphère des étoiles fixes, le mois à la révolution de la Lune, l'année à celle du Soleil ; et de même, à la révolution de toutes les autres planètes correspond un temps déterminé, bien qu'il ne soit pas désigné par un nom particulier, comme le jour, le mois, l'année, ce fait, en ce qui concerne les planètes autres que le Soleil et la Lune, étant inconnu de la plupart des hommes. Il est manifeste que dans ce passage Platon n'entend pas définir la nature du Temps en général ; il signale seulement que la période de révolution de chaque planète est un temps, peut être prise pour unité de temps. C'est de ce passage, néanmoins, qu'est issue sans doute l'interprétation qui assimile le Temps au mouvement de l'Univers ; et ce que reproche Aristote à cette définition, c'est précisément de confondre le Temps avec l'unité de temps, avec le mouvement périodique qui est la condition de sa mesure. Il dénoncera lui-même explicitement cette confusion {Phys. IV, 223b uploads/Philosophie/ joseph-moreau-le-temps-selon-aristote-1.pdf

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