Laval théologique et philosophique, 61, 1 (février 2005) : 21-62 21 COMMENT CON

Laval théologique et philosophique, 61, 1 (février 2005) : 21-62 21 COMMENT CONCILIER AUTORITÉ ET LIBERTÉ ? AU SUJET DE LA CRISE DE L’ÉDUCATION VUE PAR HANNAH ARENDT* Étienne Haché Tours, France RÉSUMÉ : Après avoir montré que la conception arendtienne de l’éducation vise à concilier auto- rité et liberté, cet article aborde certains facteurs socio-techniques qui, selon Hannah Arendt, affectent dans ses fondements le milieu éducatif au point que la crise de l’autorité et de la transmission enregistrée dans cette « sphère particulière » n’est susceptible que de solutions inédites. Car si la crise de l’éducation est d’abord le résultat d’une rupture avec la tradition, elle se traduit également par l’incapacité à gérer la démesure qu’entraîne le progrès en ce domaine. L’ouverture aux générations futures permet toutefois de redonner à l’éducation sa place dans la fondation et le maintien d’un monde public commun. ABSTRACT : After demonstrating how the arendtian conception of education aims to reconcile authority and freedom, this article tackles some of the social and technical stakes, which, according to H. Arendt, have a basic effect on the world of education to the point that the crisis of authority and transmission noted in that “special sphere” will only respond to unusual solutions. For, if the crisis in education is first of all the result of the break with tradition, it is also revealed through an inability to control the excesses which seem to follow progress made in this field. Its opening to future generations enables education, however, to regain its place in the foundation and the preservation of a common public world. ______________________ * H. Arendt naquit le 14 octobre 1906 à Hanovre, en Allemagne. Entre 1924 et 1928, elle fera des études en philosophie, en théologie et en philologie aux Universités de Marbourg, Fribourg et de Heidelberg. En compagnie de H. Jonas, de H.-G. Gadamer et de K. Löwith, entre autres, elle y sera l’élève de M. Heideg- ger, de R. Bultmann, d’E. Husserl et de K. Jaspers, son vrai maître à penser sous la direction duquel elle rédigea une thèse de doctorat sur Le concept d’amour chez Augustin. Réfugiée de l’Allemagne hitlérienne dès 1933 — dans un premier temps en France, jusqu’en 1941, et aux États-Unis par la suite, où elle opta pour la citoyenneté en 1951 et vécut jusqu’à sa mort le 4 décembre 1975, à New York —, H. Arendt est notamment l’auteur des Origines du totalitarisme, de Condition de l’homme moderne, d’un Essai sur la révolution, de La crise de la culture et d’une trilogie posthume et inachevée sur La vie de l’esprit. (Sur la vie et l’œuvre d’Arendt, voir Elizabeth YOUNG-BRUEHL, Hannah Arendt : Biographie, traduit par J. Roman et al., Paris, Calmann-Lévy [coll. « La vie des philosophes »], 1999 [1982] ; ainsi que Sylvie COURTINE-DENAMY, Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994.) ÉTIENNE HACHÉ 22 e son vivant, Hannah Arendt affirmait que son meilleur livre était La crise de la culture1. Aujourd’hui encore, plus d’un lecteur est surpris par la profondeur des essais qui sont réunis dans cet ouvrage et qui ont été publiés pour la plupart il y a maintenant près d’un demi-siècle. Et parmi ceux-là, celui consacré à « La crise de l’éducation2 » permet d’apprécier l’originalité et la richesse d’une pensée authenti- quement philosophique. Une pensée qui, tant au point de vue des enjeux que par sa manière de décrire les problèmes, reste constamment ancrée dans la réalité. Cela est d’autant plus vrai que l’un des axiomes de la pensée d’Arendt — peut-être faudrait-il plutôt dire sa conviction profonde — est « que la pensée elle-même naît d’événe- ments de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter3 ». La question qui nous retient est très simple et peut se formuler comme suit. Peut- on parler d’une actualité de la pensée d’Arendt en matière d’éducation ? L’objectif recherché n’est pas de fournir une interprétation normative de ce que doit ou devrait être l’éducation. Nous nous en garderons bien. Une telle interprétation, aussi bien intentionnée soit-elle, se heurterait à de trop grandes difficultés. D’ailleurs, soit dit en passant, on s’épuiserait à vouloir essayer de dresser la liste des livres, revues, collo- ques et dossiers consacrés à un sujet d’essence culturelle aussi vaste que celui de l’éducation. En outre, les pratiques éducatives et les connaissances transmises par l’école sont devenues beaucoup trop hétérogènes pour rêver d’une science ou d’un savoir absolu. Notre intention est plus modeste. Ce texte vise plus simplement à recueillir et à systématiser le diagnostic d’Arendt. Il s’agit de montrer que ses réflexions sur l’éducation — thème de prédilection pour des penseurs et humanistes de renom tels que Platon, Aristote, Augustin, Montaigne, Locke, Rousseau, Kant, Lessing, Condor- cet, Pestalozzi, Fichte et Hegel, pour ne citer que ceux-là — témoignent de « l’uni- versalité problématique » de notre civilisation, qui, plutôt que de faire rire ou pleurer, d’inviter à la quiétude ou à l’indifférence, oblige à s’interroger sur la « vacance du sens » qui en découle. Plus concrètement encore, ce texte vise à montrer que la crise de l’éducation, telle qu’Arendt l’explique, n’est pas uniquement liée à la difficulté de lire et d’écrire4, ou du moins qu’elle est beaucoup plus profonde que ne l’indiquerait à première vue cette difficulté ou incapacité d’apprentissage élémentaire. La crise concerne le « fait de la natalité », le fait que des enfants, par leur venue au monde, renouvellent ce monde5, et comme tel cela signifie pour Arendt que la responsabilité (l’autorité, la conscience, le devoir, le sens commun) se doit de redevenir aujourd’hui le centre de l’éducation. 1. La crise de la culture : Huit exercices de pensée politique, trad. sous la direction de P. Lévy, Paris, Gallimard (coll. « Folio : Essais », 113), 1972 (1954) — dorénavant CC pour cet ouvrage. (Pour l’emprunt, voir E. YOUNG-BRUEHL, Hannah Arendt : Biographie, p. 622.) 2. Trad. par C. Vezin et publié pour la première fois en anglais : « The Crisis dans Education », Partisan Review, 25, 4 (1958), p. 493-513 ; p. 223-252 pour l’édition française. 3. H. ARENDT, « Préface », dans CC, p. 26. 4. Voir H. ARENDT, « La crise de l’éducation », dans CC, p. 224. 5. Voir ibid., p. 224 et 251. D COMMENT CONCILIER AUTORITÉ ET LIBERTÉ ? 23 La natalité, concept central de toute la philosophie d’Arendt, c’est l’annonce d’un nouveau commencement, lequel est « le propre de l’agir authentique » qui rompt avec l’enchaînement causal de l’histoire6 en vue d’« une certaine nomination de l’expé- rience humaine et de l’institution […] d’un monde7 » commun fondé sur la parole et sur l’échange. Or, parce que le commencement qu’incarne la natalité est imprévisible, le nouveau venu doit toujours être rattaché à quelque chose de préexistant, de plus ancien, à un exemple reconnu d’autorité qui transcende l’acte même de liberté dont il est porteur. Fondement de l’agir libre, autonome et innovateur d’une part, la natalité symbolise d’autre part la conservation, la préservation et l’extension de l’ancestral, c’est-à-dire un héritage légué par tradition. Autrefois, et cela tout au long de notre tradition romano-chrétienne, c’était à l’éducation qu’incombait la tâche « de rattacher les “nouveaux” à ce qui les avait précédés, de rendre les jeunes dignes de leurs ancêtres8 » ; autrement dit de maintenir l’équilibre toujours précaire entre l’ancien et le nouveau. Sur un ton pessimiste et résolument provocateur, H. Arendt considère que cet équilibre est aujourd’hui rompu. L’école ne vise plus à introduire les enfants « dans le monde comme un tout, mais dans un secteur limité bien particulier9 ». Pour tout dire, la culture du religieux — au sens où ce terme signifie pour Arendt être lié ou relié (religare), communier en un même idéal de culture et d’humanité, dans un esprit relatif à la finalité essentielle de l’homme —, cette culture manquerait à l’école d’aujourd’hui. Alain dit justement à ce sujet ne point concevoir « d’homme qui n’ait premièrement besoin de cette humanité autour, et déposée dans les grands livres10 ». Ces propos sont à méditer. H. Arendt était bien loin elle aussi d’en minorer l’importance. À rebours de la thèse selon laquelle la modernité marquerait la sortie définitive du religieux hors du fait social et politique11, elle considère qu’un monde qui se détourne de tout schéma de transcendance se prive par le fait même des ressources intellectuelles et morales nécessaires à la construction et au maintien du « vivre-ensemble12 ». 6. Voir André ENEGRÉN, « Révolution et fondation », Esprit (Hannah Arendt : L’exploration de la modernité et la passion de la démocratie), 6 (juin 1980), p. 60. 7. Bruno-Marie DUFFÉ, « Hannah Arendt, le religieux dans le politique », Revue de théologie et de philoso- phie (Suisse), 120 (1988), p. 164. 8. H. ARENDT, Essai sur la révolution, trad. par M. Chrestien, Paris, Gallimard (coll. « Les Essais », CXXIII), 1967 (1963), p. 36 — dorénavant ER pour cet ouvrage. Voir également « La crise de l’éduca- tion » et « Qu’est-ce que l’autorité uploads/Philosophie/hache-2005-comment-concilier-autorite-et-liberte-au-sujet-de-la-crise-de-l-x27-education-vue-par-hannah-arendt.pdf

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