3) L'IRONIE Ce texte est paru pour la première fois sous forme d'article en 190

3) L'IRONIE Ce texte est paru pour la première fois sous forme d'article en 1906 dans la Revue philosophique, sous le titre : L'Ironie. Etude psychologique. L'ironie est une attitude de pensée qui relève à la fois de la psychologie individuelle et de la psychologie sociale. - De la dernière, il est vrai, moins directement que de la première. Car l'ironie est, par ses origines, un sentiment plutôt individualiste. Elle est telle du moins en ce sens qu'elle requiert certaines dispositions individuelles de nature spéciale et en ce sens aussi qu'elle semble jaillir au fond le plus intime de la personnalité. Cela est si vrai que l'ironie devient difficilement un sentiment collectif, et on peut remarquer qu'elle n'est guère goûtée, ni même comprise par les foules et par les collectivités. - D'autre part, l'ironie n'est pas non plus un sentiment proprement social par son objet. Car l'ironie peut s'appliquer à d'autres objets et s'exercer sur d'autres thèmes que la vie sociale. On peut ironiser sur soi-même, sur la nature, sur Dieu. L'ironie a devant elle un domaine infini, et on peut dire qu'elle s'étend à la réalité universelle. Toutefois, comme la société est pour l'homme un milieu nécessaire, incessant et inévitable, il est naturel que ceux qui ont un penchant à l'ironie dirigent de préférence leur regard sur ce qui les touche de plus près, c'est-à-dire sur la société de leurs semblables. C'est sur la vie sociale, sur ses travers, ses ridicules, ses contradictions, ses étrangetés et ses anomalies de toute sorte, que s'est exercée de tout temps la verve des grands ironistes. On pourrait trouver chez les observateurs, les théoriciens et les peintres de la vie sociale toutes les formes et toutes les nuances de l'ironie: soit l'ironie scientifique et métaphysique d'un Proudhon, soit l'ironie tempérée de sourire et d'indulgence d'un Thackeray ou d'un Anatole France. Dans ce milieu complexe, ondoyant, déconcertant et menteur qu'est le monde social, l'ironie se déploie comme sur sa terre d'élection. Elle est une des principales attitudes possibles de l'individu devant la société ; elle est en tous cas une des plus intéressantes. Elle voisine avec d'autres attitudes de pensée qui lui ressemblent sans se confondre avec elle : scepticisme social, pessimisme social, dilettantisme social ou disposition à envisager et à traiter la vie sociale comme un jeu ; comme un spectacle tragique ou comique, comme un mirage amusant, troublant et décevant, dont on jouit esthétiquement sans le prendre au sérieux. C'est comme attitude de l'individu devant la société que l'ironie intéresse le psychologue social. Il importe toutefois, avant d'examiner les causes sociales de l'ironie ou les applications qu'on en peut faire au spectacle de la société, de dire un mot des conditions psychologiques générales qui l'engendrent ou qui la déterminent. * * * IRONIE http://selene.star.pagesperso-orange.fr/IRONIE.htm 1 sur 13 04/10/10 22:59 Si l'on cherche le principe générateur de l'ironie, il semble qu'on le rencontre dans une sorte de dualisme qui peut revêtir différentes formes et donner lieu à diverses antinomies. C'est tantôt le dualisme de la pensée et de l'action; tantôt celui de l'idéal et du réel ; tantôt celui de l'intelligence et du senti-ment; tantôt celui de la pensée abstraite et de l'intuition. Ce dernier dualisme forme, comme on sait, d'après Schopenhauer, le fond même de l'explication du ridicule. - On sait que, suivant Schopenhauer, ce qui provoque le rire, c'est une incompatibilité inattendue entre l'idée préconçue (abstraite) que nous nous faisons d'une chose et l'aspect réel que nous montre soudain cette chose et qui ne répond nullement à l'idée que nous nous en étions faite. - Le problème de l'ironie reçoit quelque lumière de cette explication du rire. " Quand un autre rit de ce que nous faisons ou disons sérieuse-ment, nous en sommes vivement blessés, parce que ce rire implique qu'entre nos concepts et la réalité objective il y a un désaccord formidable. C'est pour la même raison que l'épithète " ridicule " est offensante. Le rire ironique proprement dit semble annoncer triomphalement à l'adversaire vaincu combien les concepts qu'il avait caressés sont en contradiction avec la réalité qui se révèle maintenant à lui. Le rire amer qui nous échappe à nous--mêmes quand nous est dévoilée une vérité terrible qui met à néant nos espérances les mieux fondées est la vive expression du désaccord que nous reconnaissons à ce moment entre les pensées que nous avait inspirées une sotte confiance aux hommes ou à la fortune et la réalité qui est là devant nous (1)." Ainsi le rire et l'ironie auraient une même source. Mais d'où vient que le rire est gai, tandis que l'ironie est plutôt douloureuse ? Schopenhauer a bien expliqué la raison de l'élément de gaîté inclus dans le rire ; mais il n'a pas insisté sur l'élément de douleur et même d'angoisse qui se glisse souvent dans l'ironie. " En général, dit Schopenhauer, le rire est un état plaisant. L'aperception de l'incompatibilité de l'intuition et de la pensée nous fait plaisir, et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l'intuitif et ce qui est pensé, l'intuition sort toujours victorieuse ; car elle n'est pas soumise à l'erreur, n'a pas besoin d'une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause que la pensée, avec ses concepts abstraits, ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété des nuances de l'intuition. C'est ce triomphe de l'intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l'intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d'effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c'est la deuxième puissance du connaître ; l'exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s'opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car, résumant le passé, anticipant l'avenir, pleins d'enseignement sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tous heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu'à en devenir importune. Et il est naturel. que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie (2). " L'explication de Schopenhauer est exacte, mais incomplète en ce qui concerne l'ironie. Ce qui fait la gaîté du rire, dit Schopenhauer, c'est la revanche de l'intuition sur la notion abstraite. IRONIE http://selene.star.pagesperso-orange.fr/IRONIE.htm 2 sur 13 04/10/10 22:59 Mais l'ironie qui renferme quelque chose de douloureux n'est-elle pas caractérisée par la même défaite de la notion ? - Sans doute, et c'est là précisément ce qui la rend douloureuse. Mais il importe d'en bien marquer la raison, qui, selon nous, est la suivante: en tant qu'êtres pensants, la défaite de la pensée, de la raison, nous est pénible. Nous ne pouvons, quoique nous en ayons, nous dépouiller de notre raison, et nous ne pouvons, sans inquiétude et sans souffrance, la voir convaincue de fausseté et de myopie. De plus, notre raison est, par essence, optimiste: naïvement optimiste, confiante en elle--même et dans la vie. Il nous est cruel de voir cet optimisme brutalement démenti par les argumenta baculina de l'expérience ; et c'est là la source de l'élément d'inquiétude et de tristesse qui entre dans l'ironie, dans celle du moins qui s'applique à nous--mêmes et à notre propre sort. - Ajoutons que la raison n'a pas seulement un usage théorique ; elle a un usage pratique ; elle nous sert d'arme dans la lutte pour la vie, et il est inquiétant pour nous de reconnaître que cette arme est d'une mauvaise trempe et sujette à se fausser. - On voit que la source de l'ironie est, comme celle du rire, dans cette dualité de notre nature. Elle provient de ce que nous sommes à la fois des êtres intuitifs qui sentent et des êtres intelligents qui raisonnent. Nous prenons pied alternativement et suivant l'heure, dans chacune de ces deux parties de notre nature, ce qui nous invite alternativement et suivant le point de vue à fêter la défaite de notre raison (comme dans le rire) ou de contempler cette défaite avec angoisse (comme dans l'ironie). Car, au fond, quand nous fêtons la défaite de la raison, c'est la défaite de nous-mêmes que nous fêtons. Et c'est pourquoi l'ironie, qui est proche parente de la tristesse et qui renferme quelque chose de douloureux et de " tragique, est un sentiment plus profond et plus con-forme à notre nature que le rire. Ce dernier se teinte lui-même de mélancolie et devient le rire amer dont parle Schopenhauer quand il se moque de notre propre détresse. - Quant à la distinction faite par Schopenhauer entre l'ironie et l'humour, l'une objective (tournée contre autrui), l'autre (l'humour) appliqué à soi-même, nous la croyons simplement uploads/Philosophie/ironie.pdf

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