1 Julien Farges Archives Husserl de Paris (UMR 8547, CNRS/ENS, Université de re

1 Julien Farges Archives Husserl de Paris (UMR 8547, CNRS/ENS, Université de recherche PSL) LE « METAPROBLEMATIQUE » ET L’ « HYPERPHENOMENOLOGIQUE ». REMARQUES SUR LES LIMITES DE LA PHENOMENOLOGIE DANS LA PENSEE DE GABRIEL MARCEL Résumé : Quelle place précise occupe la phénoménologie dans la pensée de Gabriel Marcel ? Au-delà des déclarations ou des revendications plus ou moins explicites de la part de Marcel lui-même, cette étude cherche à cerner ce qu’il en est de la prégnance et du rôle de l’analyse phénoménologique au sein d’une pensée qui s’est définie elle-même comme une méditation du mystère de l’être. Après avoir montré les raisons structurelles pour lesquelles il est possible de rattacher la démarche marcellienne à la tradition phénoménologique, on met en évidence une convergence entre la notion marcellienne de réflexion seconde et la détermination husserlienne de la réflexion philosophique comme Selbstbesinnung. Reste que chez Gabriel Marcel, la réflexion philosophique a pour fonction de faire entrer le philosophe de l’espace du méta-problématique, c’est-à-dire de le placer non plus face à du donné mais face à du donnant, en l’occurrence la mystérieuse présence de l’être à laquelle je me découvre participer. Cette réflexion est donc hyper-phénoménologique, c’est-à-dire qu’elle maximise et relativise tout à la fois le rôle de l’enquête phénoménologique. Mots-clé : Gabriel Marcel, Husserl, phénoménologie, réflexion, ontologie, mystère 2 Le but de cette étude est fort simple et peut se résumer en peu de mots : il ne s’agira pas d’examiner tel ou tel thème particulier de la philosophie de Gabriel Marcel mais plutôt de revenir sur la conception que ce dernier se fait de l’enquête philosophique en prenant pour fil conducteur la question de savoir quelle place y occupe la phénoménologie. Dans quelle mesure la pensée de Gabriel Marcel peut-elle être qualifiée de phénoménologique ? Cette question s’enracine dans un certain embarras susceptible de saisir le lecteur de Gabriel Marcel, venant du fait qu’il semble assez délicat de déterminer où commence et éventuellement où cesse dans ses analyses l’examen proprement phénoménologique, et, par conséquent, de déterminer par où et jusqu’où la pensée marcellienne tient pour ainsi dire de la phénoménologie ou s’y rattache. Certes, Marcel a plusieurs fois revendiqué explicitement pour certaines de ses analyses locales le terme de « phénoménologie », mais, de même qu’il a fini, comme on le sait, par refuser assez catégoriquement la qualification d’ « existentialisme chrétien », on peut se demander de façon analogue si l’usage ponctuel des ressources de la philosophie phénoménologique suffit pour enrôler sa pensée tout entière sous la bannière du mouvement phénoménologique, quoiqu’il en soit par ailleurs de son caractère chrétien. Il va sans dire que les remarques qui suivent ne sont pas animées par la volonté d’identifier un courant historique où l’on pourrait « ranger » la philosophie de Gabriel Marcel, ce qui serait à plusieurs égards une façon de disposer d’elle sans s’être rendu disponible à ce qu’elle cherche et donne à penser tout à la fois. Il s’agit plutôt ici de lire cette pensée comme une réflexion en acte sur les ressources et les limites de la phénoménologie eu égard à la tâche qui consiste à faire une place au mystère en philosophie, ou mieux à mettre la philosophie à l’écoute, voire à l’école du mystère. Dans cette perspective, la question générale posée plus haut peut être reformulée plus précisément : y a-t-il chez Gabriel Marcel quelque chose comme une phénoménologie du mystère ? ou encore – puisque le mystère est fondamentalement ontologique, mystère de l’être1 – l’ontologie marcellienne est-elle phénoménologique ? Sans prétendre apporter des réponses définitives à ces questions massives, cette étude cherchera à esquisser des pistes de réponse en confrontant notamment la pensée marcellienne aux grandes intuitions philosophiques du père fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl. 1 Cf. « Position et approches concrètes du mystère ontologique » [1933], rééd. in L’homme problématique, Paris, Présence de Gabriel Marcel, 1998 (désormais cité : HP), p. 211. 3 I. Les critères de la phénoménologie Pour mener à bien ce travail, on peut partir des indications – rares et occasionnelles – fournies par Gabriel Marcel lui-même sur ce qui justifie à ses yeux la détermination d’une analyse philosophique comme analyse « phénoménologique ». Ces indications permettent d’identifier six points de rattachement principaux, qui plaideraient donc en faveur d’une inscription de plein droit de la pensée marcellienne au sein du « mouvement phénoménologique ». Comme le montre la troisième des « Gifford Lectures » rassemblées sous le titre Le mystère de l’être, le premier critère d’appartenance d’une analyse philosophique à la phénoménologie est pour Marcel le fait que l’analyse en question se déploie « au plan de la description et au plan de la description seule »2. Dans le contexte particulier de cette conférence, cette descriptivité s’atteste ainsi à travers une neutralité maintenue relativement à la valeur éthique du comportement humain pris en exemple (se marier pour de l’argent). Plus généralement, Marcel retrouve ainsi l’une des caractéristiques originelles de la philosophie phénoménologique, qui, par-delà Husserl lui-même, l’enracine dans le terrain de l’empirisme anti-spéculatif et anti-kantien de l’école de Brentano. En second lieu, comme le précise cette fois Être et avoir, la phénoménologie répond chez Gabriel Marcel à l’exigence de décrire « des contenus de pensée » dans une perspective « non psychologique »3, c’est-à-dire non pas comme des états ou des propriétés d’une intériorité psychique et, comme telle, abstraite, mais plutôt comme des vécus. En ce sens, Marcel s’inscrit directement dans la lignée des analyses inaugurales de la cinquième des Recherches logiques de Husserl, qui cherchent à dégager le sens proprement phénoménologique du vécu ou du contenu de conscience en le distinguant du sens que ces mêmes notions reçoivent dans la perspective brentanienne de la « perception interne » ou de l’introspection psychologique4. En troisième lieu, et dans le sillage immédiat de cette détermination de la conscience et de ses vécus, l’orientation phénoménologique de la pensée s’accompagne chez Gabriel Marcel d’une reprise explicite de la thématique de l’intentionnalité pour définir la conscience, 2 Le Mystère de l’être [1951], Paris, Présence de Gabriel Marcel, 1997 (désormaids cité : ME), p. 52. 3 « Esquisse d’une phénoménologie de l’avoir » [1933], rééd. in Être et avoir, Éditions universitaires, 1991 (désormais cité : EA), p. 114. 4 Cf. E. HUSSERL, Recherches logiques, II – Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième Partie : Recherches III, IV et V, trad. fr. par H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 1961, p.144-158. 4 dans une filiation husserlienne explicitement reconnue5 : il y a une dynamique de la conscience, qui est orientée sur le mode de la tension vers ce dont elle fait l’expérience6. Par suite, en quatrième lieu, une analyse phénoménologique s’oppose par principe, pour Marcel comme pour Husserl, à une analyse ontologique, sans pour autant qu’une ontologie spécifiquement phénoménologique (au sens d’une refonte phénoménologique de l’ontologie) soit nécessairement exclue. Simplement faut-il être au clair sur le fait qu’il ne s’agit pas, en phénoménologie, d’identifier des êtres ou des types d’être mais de décrire le « sens » par rapport auquel s’organisent les jugements d’existence que je prononce relativement à ces être. Ce déplacement de l’être vers le sens d’être, indiqué dans la cinquième leçon du Mystère de l’être7, sera confirmé par Marcel dans le deuxième de ses Entretiens de 1967 avec Paul Ricœur, où il déclare, en une formule qui confirme l’orientation intentionnaliste de sa pensée tout en reprenant l’exergue platonicienne d’Être et temps de Heidegger, que la perspective phénoménologique de sa pensée s’est précisée à partir du moment où il s’est demandé « ce que nous voulons dire quand nous parlons de l’être », c’est- à-dire, ajoute-t-il immédiatement, « quelle est notre intention, quelle est notre visée »8. En cinquième lieu, on peut préciser ce que recouvre cette description phénoménologique des contenus de pensée dans lesquels s’atteste intentionnellement un sens de l’être en considérant qu’une telle tâche revient à « dégager les implications de l’expérience », c’est-à-dire ce qui conditionne le sens que l’être prend dans chaque situation pour chacun, et ce éventuellement sous la forme de ce que Marcel n’hésite pas à nommer au moins une fois des « catégories du vécu »9. On peut entendre par là des structures qui, si elles 5 Cf. Par exemple dans la troisième conférence de ME, p. 60-61 : « C’est bien plutôt la voie frayée par la phénoménologie husserlienne qu’il convient de suivre ici. Je poserai donc en principe dans tout ce qui suit que la conscience est avant tout conscience de quelque chose qui est autre qu’elle même, ce que nous appelons conscience de soi étant au contraire un acte dérivé […] ». On ne manquera pas de remarquer que cette fidélité à la pensée husserlienne est en réalité toute relative : en effet, si l’intentionnalité signifie bien pour Husserl qu’il ne saurait y avoir de cogito, sous quelque forme ou modalité que ce soit, sans le cogitatum qui en est à chaque fois le corrélat, elle n’implique aucunement que ce cogitatum soit uploads/Philosophie/j-farges-le-me-taproble-matique-et-l-x27-hyperphe-nome-nologique.pdf

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