13 L’ERREUR DANS LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES DE ANALYTICA, Rio
13 L’ERREUR DANS LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES DE ANALYTICA, Rio de Janeiro, vol 13 nº 2, 2009, p. 13-27 SPINOZA, I, XV. Chantal Jaquet Université de Paris I Panthéon-Sorbonne Introduction Si les commentateurs s’accordent à reconnaître que les Principes de la philosophie de Des- cartes constituent l’un des premiers ouvrages d’histoire de la philosophie et un modèle d’ana- lyse rigoureuse de la pensée cartésienne, ils sont en revanche plus embarrassés lorsqu’il s’agit d’aborder l’étude précise du texte et de déterminer des méthodes d’approche. Ils se partagent généralement en deux catégories, qui peuvent se recouvrir, « les censeurs », qui pourchassent les erreurs en vérifiant la conformité de la présentation de Spinoza avec la doctrine de son prédécesseur et « les pionniers » qui cherchent à repérer dans ce texte l’émergence d’un spi- nozisme avant la lettre. Dans les deux cas, il s’agit de repérer les ajouts, les omissions, les mo- difications de sens et les glissements opérés par Spinoza pour décerner ou non un brevet de conformité ou pour débusquer la naissance d’une thèse nouvelle. Sans nier la pertinence de ces lectures, il nous semble intéressant d’adopter une autre voie qui consiste à examiner ce texte en prenant appui sur une grille d’interprétation fournie par Spinoza lui-même dans le scolie d’Ethique II 47. Si l’on en croit ce scolie, nul ne se trompe jamais. Ce que les hommes « pensent être chez autrui erreurs et absurdités n’en sont pas ». Par conséquent, la lecture de type censeur qui viserait à repérer de vraies erreurs dans la présentation par Spinoza de l’ouvrage de Descartes n’est pas véritablement pertinente. La plupart des erreurs, en effet, ne sont que des apparences liées au fait que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses de sorte que la plu- 14 volume 13 número 2 2009 L’ERREUR DANS LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES DE SPINOZA, I, XV. part des controverses sont verbales et naissent « de ce que les hommes n’expliquent pas correc- tement leur pensée ou bien de ce qu’ils interprètent mal la pensée d’autrui »1. De deux choses l’une alors face aux écarts textuels des Principes de Spinoza par rapport à la doctrine originale : ou bien Descartes n’a pas exprimé correctement sa pensée – et dans ce cas Spinoza restitue le Descartes vrai et le comprend, non pas mieux qu’il ne s’est compris, comme le veut Leo Strauss, mais mieux qu’il ne s’est expliqué – ; ou bien Spinoza l’a mal interprété – et dans ce cas, il s’agit de comprendre les raisons pour lesquelles une pensée correctement exprimée n’a pas été en- tendue. Dans cette nouvelle optique de lecture, c’est le statut de l’écart qui se trouve modifié et repensé. En effet, l’écart n’est plus systématiquement l’indice d’une déformation ou d’une trahison de la pensée de l’auteur, comme c’est le cas dans la lecture de type censeur ; il n’est pas non plus automatiquement le signe de l’introduction subreptice de thèses nouvelles que l’on fait passer sous couvert d’orthodoxie, comme c’est le cas dans la lecture de type pionnier. Il est une réalité plus complexe qui met en jeu la signification des concepts, leur communication et leur réception dans un langage donné. Et c’est ce type de lecture que nous voudrions suivre pour comprendre les écarts figurant entre la doctrine cartésienne et la version que Spinoza en donne dans ses Principes de la philosophie de Descartes, en nous penchant, à titre d’exemple, sur le cas de la présentation de la nature de l’erreur et de son statut. A la lecture de la proposition XV de la partie I des Principia nous pouvons en effet nous demander si Spinoza ne fait pas erreur sur l’erreur chez Descartes, et s’il ne vérifie pas parado- xalement sa propre conception de la fausseté, car il semble avoir une idée mutilée et confuse de certains arguments développés par l’auteur des Méditations pour asseoir son propos. Certes, en apparence, c’est dans un esprit conforme au cartésianisme que Spinoza expose la thèse selon laquelle l’erreur n’est pas quelque chose de positif et établit que sa forme, rapportée à l’homme, n’est qu’une privation du bon usage de la liberté, tandis que rapportée à Dieu elle n’est qu’une négation. Cette thèse figure notamment dans la Méditation IV2 et elle est reprise dans l’arti- 1 Ethique II, 47, scolie ; pour l’Ethique nous citons la traduction française de B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988 ; pour les Principes de la philosophie de Descartes, PPC en abrégé, nous nous référons à la traduction française de C. Appuhn en Garnier Flammarion, et nous renvoyons au texte latin des Spinoza Opera établi par C. Gebhardt, désigné par G, en abrégé, suivi du tome et de la page. 2 « Pour la privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur et du péché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, puisque ce n’est pas une chose ou un être, et que si on doit la rappor- 15 volume 13 número 2 2009 CHANTAL JAQUET cle 31 des Principes I intitulé « Que nos erreurs au regard de Dieu ne sont que des négations mais au regard de nous sont des privations ou des défauts ». Mais c’est lorsque Spinoza en vient à expliquer cette distinction capitale entre privation et négation qui a pour enjeu d’exempter Dieu de toute responsabilité dans l’erreur qu’il introduit au moins deux modifications sensibles par rapport aux thèses cartésiennes, telles qu’elles figurent dans la Méditation IV et dans les Principes I, 31. La première de ces modifications prend la forme d’une addition, ou du moins du développement d’un argument qui n’apparaissait pas central chez Descartes. La seconde, à l’inverse, consiste dans l’atténuation, voire la disparition d’un argument majeur chez l’auteur des Méditations. Dans le premier cas, il est possible de se demander si Spinoza ne pèche pas par excès, ce qui est le propre des idées confuses qui mêlent des choses différentes, et dans le second s’il ne pèche pas par défaut, ce qui est le propre des idées mutilées qui ne présentent qu’une vision tronquée. La question se pose donc de savoir quelles sont la signification et la portée de ce double mouvement d’amplification, d’une part, et d’euphémisation, d’autre part. Pour expliquer ces écarts, nous soulignerons l’insuffisance des lectures de type censeur et pion- nier et nous nous demanderons dans la lignée de la nouvelle grille de lecture proposée si Spi- noza a mal interprété la pensée de Descartes ou s’il n’a fait que l’exprimer avec une plus grande clarté et simplicité. Dans cette optique, il s’agira d’abord d’examiner les données du problème, puis de mettre au jour les anomalies et enfin de tenter de les expliquer. Les données du problème Dès le début de la proposition XV, Spinoza démontre la thèse selon laquelle l’erreur n’est pas quelque chose de positif à l’aide d’un raisonnement par l’absurde. Si l’erreur était quelque chose de réel et de positif, elle aurait été, comme toute chose, créée par Dieu. Dieu seul serait donc la cause de l’existence et de la persévérance dans l’erreur en tant qu’il crée et conserve continûment toute chose. Or cette conséquence est absurde, car elle implique que Dieu soit trompeur et elle contredit la proposition XIII selon laquelle Dieu est véridique au suprême de- gré. Jusqu’ici la démonstration ne pose pas de problème et semble parfaitement orthodoxe. ter à Dieu comme à sa cause, elle ne doit pas être nommée privation, mais seulement négation, selon la signification qu’on donne à ces mots dans l’Ecole. » AT IX, p. 48. 16 volume 13 número 2 2009 Spinoza en tire alors les conséquences dans le scolie. Si l’erreur n’est pas quelque chose de positif, elle ne pourra être autre chose que la privation du bon usage de la liberté et Dieu n’en est pas la cause. Sans entrer dans le détail de l’analyse, Spinoza rappelle la thèse cartésienne d’après laquelle l’erreur naît de cela seul que la volonté de par son infinité s’étend aux choses que l’entendement fini n’entend point. L’erreur, pour Descartes, ne témoigne ni d’une imper- fection de mon entendement, car c’est le propre d’un entendement fini de ne pas entendre une infinité de choses, ni d’une imperfection de la volonté à l’infinité de laquelle on ne saurait rien ôter sous peine de la détruire. Elle ne témoigne pas non plus d’une imperfection dans la liberté de donner ou non son consentement aux choses que l’entendement ne perçoit que confusé- ment, car le jugement en tant qu’opération qui unit une idée et une volition est en lui-même un acte absolument bon et témoigne d’une puissance de ma nature. Rien ne saurait donc être reproché à Dieu, et ce d’autant plus que l’erreur n’est pas fatale, car si l’homme fait bon usage de la liberté de sa volonté, il ne se trompera jamais : il donnera son assentiment aux seules idées claires et distinctes et le refusera aux idées obscures et confuses. Il y a donc du défaut dans notre façon d’agir et non uploads/Philosophie/jaquet-l-x27-erreur-dan-les-principes-de-la-philosophie-de-descartes.pdf
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- Publié le Nov 17, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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