L’art, la science, la technique : l’image photographique comme « objet anxieux
L’art, la science, la technique : l’image photographique comme « objet anxieux » de la modernité esthétique À la mémoire de mon professeur de khâgne André Lécrivain …l’enchantement qui serait le nôtre à les voir pour la première fois. Stéphane Mallarmé1 Il est clair que le Bien et le Beau sont passés de mode. Quant au Vrai, la photographie en a montré la nature et les limites : l’enregistrement des phénomènes par un pur effet d’eux-mêmes, exigeant le moins d’Homme possible, tel est « notre Vrai ». Voilà ce que je constate. Paul Valéry2 Mon étude se donne le projet de présenter sommairement les rap ports entre l’art et la science tels que notre culture les pense depuis les Grecs. Elle se donne ensuite pour tâche de réfléchir sur l’invention de la photographie qui, parce qu’elle conjoint le souci esthétique et l’intérêt scientifique et technique, engendre une profonde modification de ce que l’homme moderne et contemporain entend – difficilement car bien souvent contradictoirement – par art, par image, par beauté et, peut-être, par vérité. L’alliance tumultueuse de l’art, de la science et de la technique au sein du médium photographique et à l’époque de la naissance de l’ère industrielle, a ainsi fait entrer l’art dans un mouvement et un moment critiques de son histoire fondés, d’une part sur l’entreprise de décons truction ironique de la tradition artistique occidentale, d’autre part sur un 1. Mallarmé Stéphane, « Les Impressionnistes et Edouard Manet », in Écrits sur l’art, Garnier Flammarion, 1998, p. 319. 2. Valéry Paul, Léonard et les philosophes, in Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. 1, p. 1239. ATALA n° 10, «Sciences et techniques, Modalités de l’innovation, Enjeux de la diffusion», 2007 176 sciences et techniques processus de « dé-définition » selon l’expression du philosophe et critique d’art américain Harold Rosenberg . Par « dé-définition » de l’art, il faut entendre sa « dé-essentialisation » par laquelle il perd progressivement les qualités, les déterminations ou les propriétés que l’essentialisme de la philosophie classique ainsi que la théorie traditionnelle des beaux-arts lui confèrent ordinairement. C’est cette dé-essentialisation qui fait de l’œuvre d’art – et du cliché photographique exemplairement – ce que l’on peut appeler un « objet anxieux 4 » ou un objet « précaire ». • Le sens commun sépare volontiers, comme par un mur infranchissable ou une cloison étanche, l’art de la science. Du côté de l’art, s’ouvrirait l’espace labile et expansif de la libre fantaisie, de l’intuition, du plaisir et du sentir dans sa double dimension de perception et de sentiment. Du côté de la science au contraire, se déploierait le domaine réglé de la rigueur démonstrative et procédurale, du concept théorique, du sérieux intellectuel, de la pensée la plus abstraite qui mesure et calcule tout en se soumettant au contrôle drastique de l’expérimentation instrumentale, de l’observation des phénomènes ou de la modélisation mathématique. Cette disjonction n’est cependant pas qu’un simple préjugé dans la mesure où elle s’alimente à deux sources réflexives qui, quoique très éloignées dans l’histoire comme dans la doctrine, en fournissent cependant comme la légitimation ou la justification théoriques. La première source, la plus ancienne et la plus profonde, est platoni cienne. C’est celle qui considère que les rapports entre l’art et la science ou entre la poésie et la philosophie prennent la forme violente d’une contradiction ou d’un combat. Au très célèbre livre X de La République, Platon pense en effet une extériorité ou une altérité complètes de l’art et de la science qui l’amènent à diagnostiquer ce qu’il appelle « le vieux différend (diaphora) entre la philosophie et la poésie (poiétikê) 6 ». La discorde vient du fait que les représentations artistiques (mimésis) sont toujours pensées comme des apparences ou des simulacres, alimentant et séduisant les passions au lieu de les laisser « sèches » ; au lieu d’éman ciper l’âme du sensible et de lui permettre la contemplation des Idées. L’art engendrerait donc un objet de « peu de réalité », un « fantôme » qui permet aussi de désigner la peinture comme une « skiagraphia », comme . Rosenberg Harold, La Dé-définition de l’art, trad. Ch. Bounay, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992. 4. Ibid., p. 27. . Schaeffer Jean-Marie, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Le Seuil, 1987. 6. Platon, La République, Livre X, 607b. Le terme de diaphora a été inlassablement traduit par brouille, désaccord, discorde, querelle, désunion, conflit, dissidence : bref, il s’agit d’une hétérogénéité ou d’une distance fondamentales, celles de la fiction et de la vérité. Revue ATALA l’art, la science, la technique : l’image photographique 177 « l’inscription d’une ombre ». Platon critique la poésie, la tragédie et la peinture ; il projette sur elles la valeur négative du rien et profère à leur égard une radicale exclusion : ontologiquement (théorie de l’être), l’œuvre d’art est le dernier degré de l’être comme image d’image « éloignée au troisième degré du réel » ; politiquement (théorie de la justice), l’œuvre d’art détruit ce que l’éducation construit, à savoir un citoyen lucide et courageux, maître de lui-même et donc apte à participer à la recherche commune du Vrai et du Bien ; techniquement (théorie de la fabrication), elle correspond au dernier degré de la production se situant en dessous de celle de l’artisan ; épistémologiquement c’est-à-dire philosophiquement (théorie de la vérité), elle occupe le dernier échelon de la pensée : celui de l’opinion fausse et de l’illusion qui projettent l’art tout entier en dehors du domaine de la vérité . La seconde source est moderne. Elle est celle de l’invention, à l’époque des Lumières, de l’esthétique dont les principes circonscrivent encore pour nous la relation à l’art et fondent, au moment moderne de la sépa ration des domaines de la culture et de la spécialisation des disciplines, la distinction entre l’art et science. Certes, Aristote avait déjà dit que la cause finale de l’art est le plaisir du spectateur, plaisir continuant et compliquant celui que tout homme possède dès son enfance alors qu’il produit une représentation ou simplement en regarde une 10. Certes, Nicolas Poussin avait déjà déclaré en 1665 que la peinture est « une imitation avec lignes et couleurs en quelque superficie de tout ce qui se voit sous le soleil, sa fin est la délectation 11 ». Mais, pour le philosophe comme pour le peintre philosophe 12, le plaisir esthétique est toujours un plaisir intellectuel de connaissance parce que l’œuvre d’art est substantiellement una cosa mentale, un dessin qui est surtout un dessein c’est-à-dire un designo interno : une idea 13 ou ce que les Grecs comme Plotin 14 nommaient une morphè (une forme intelligible) en la distinguant du skhéma (une confi guration spatiale et étendue possédant des dimensions). Au xviiie siècle par contre, s’invente progressivement et se déploie pleinement l’idée selon laquelle l’art consiste essentiellement en une expérience subjec tive qui est celle du goût et du sentiment esthétique en lequel les opé rations de l’entendement sont comme seconds et jamais amenés à un . Ibid., Livre X, 598e. . Ibid., Livre X, 596a sq. . Ibid., Livre VI, 509d sq. 10. Aristote, La Poétique, chapitre 4, 1448b-1449a. 11. Poussin Nicolas, Lettres et propos sur l’art, Hermann, 1989, Lettre à M. de Chambray du 1er mars 1665, p. 174. 12. Voir Nau Clelia, Le Temps du sublime. Longin et le paysage poussinien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 117 sq. 13. Voir Panofsky Erwin, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Galli mard, 1983. 14. Plotin, Ennéades, I, 6 et V, 8. ATALA n° 10, «Sciences et techniques, Modalités de l’innovation, Enjeux de la diffusion», 2007 178 sciences et techniques état de pureté intellectuelle ou de complète abstraction 15. L’expérience esthétique (et la relation critique qui s’invente dans le même temps sous la plume de Diderot 16) est foncièrement indétachable du sensible qui en constitue à la fois la condition et l’unique horizon au-delà duquel il est impossible de sauter. À l’époque du perfectionnement de la phy sique galiléo-cartésienne et de la naissance de la physique newtonienne pour lesquelles chaque phénomène de la nature est quantifiable parce que réductible à un faisceau d’équations mathématiques, se produit un cloisonnement de l’art de la science, du voir et du savoir, de l’image et du concept. Et ce cloisonnement est d’autant plus puissant que l’art ne propose plus une traversée du sensible visant à transmettre une pensée toujours soucieuse à la fin de s’en garder pure, mais au contraire une exploration ludique, désintéressée et gratuite des diverses et ouvertes configurations du sensible appréhendables par ce que l’on nommait à l’époque un tact ou une délicatesse. Alors, naît la disjonction que l’aris totélisme fondamental de l’art occidental et de sa théorie empêchait, à savoir le dualisme du logique et de l’esthétique qui ouvre la première partie de la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant : Pour distinguer si une chose est belle ou non, nous ne rapportons pas au moyen de l’entendement la représentation à l’objet uploads/Philosophie/ l-x27-art-la-science-la-technique-l-x27-image-photographique-comme-objet-anxieux-de-la-modernite-esthetique.pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 24, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3804MB