SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2007 N° 39 Pierre KAHN LA LAÏCITE
SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2007 N° 39 Pierre KAHN LA LAÏCITE EST-ELLE UNE VALEUR ? Résumé : Devant l’injonction réitérée de défendre les valeurs de la laïcité, il convient de poser la question de savoir si et dans quelles limites la laïcité peut être considérée comme une valeur. La philosophie politique de John Rawls sert à cette fin de fil conducteur : la laïci- té est une valeur de justice, en ce qu’elle est un dispositif juridique articulé à la liberté de conscience des individus, mais elle n’est pas une valeur morale, une conception du bien. Cette définition est à la fois de nature à rendre compte rigoureusement des conditions aux- quelles on peut penser l’universalité de l’idéal laïque et parfaitement compatible avec l’esprit de la laïcité française, tel qu’il s’exprime dans la loi de 1905. D’où une conception non subs- tantielle de la laïcité, qu’il s’agit moins de défendre en elle-même que dans la mesure où elle est un moyen au service de ce que Rawls appelle la règle de la priorité de la liberté. Mots-clés : Conception du bien - Conception du juste - Laïcité substantielle - Laïcité procédurale - Liberté - Valeur. LA LAÏCITE ET LE « POLYTHEISME DES VALEURS » En me demandant si la laïcité est une valeur, j’interroge une affirmation au- jourd’hui faite sur le mode de l’évidence, et d’une évidence militante : défendre les valeurs de la laïcité. Un exemple entre mille autres possibles, que je prends dans un fascicule édité par la ligue de l’enseignement. Dans la deuxième partie du fascicule, intitulé « faire vivre la laïcité aujourd’hui », un chapeau introductif précise que le but de la ligue est « d’agir pour une laïcité qui ne soit pas simplement un principe constitutionnel et un ensemble juridique, mais qui constitue, en même temps, une valeur de civilisation portée par une philosophie politique et une éthique du vivre ensemble » (p. 44). Ce fascicule s’intitule significativement Laïcité, nous écrivons ton nom, paraphrasant le célèbre poème d’Eluard : en substituant « laïcité » à « li- berté », il place d’emblée la laïcité dans le domaine des valeurs et même des valeurs universelles. La façon dont la ligue de l’enseignement pose ici le problème me convient parfaitement et va constituer le cœur de mon propos : la laïcité est-elle seulement un principe d’ordre juridique (« constitutionnalo-juridique ») ou une « valeur de civili- sation » porteuse d’une philosophie politique et morale enseignable comme telle à l’école, dans les cours d’éducation civique ? Mais ma réponse va être sensiblement différente – pour ne pas dire opposée – à celle que je viens de citer et qui est expri- mée dans ce fascicule, par ailleurs fort bien fait et qui comporte dans sa première partie une analyse de la loi de 1905 comprise comme loi de liberté et d’apaisement P. KAHN 30 avec laquelle je suis profondément d’accord, mais qui devrait plutôt me semble-t-il apporter de l’eau au moulin de ceux qui comme moi doutent de la pertinence qu’il y a à considérer la laïcité comme une valeur ou tout au moins qui s’interrogent sur les limites d’une telle idée. Deux ordres de réflexion ont alimenté ces doutes et ces interrogations. Le premier est que si la laïcité est une valeur, il faut pouvoir en définir le contenu, ce que l’histoire des discours présentant la laïcité comme une valeur ne permet guère de faire de façon précise et univoque. D’un point de vue axiologique, la laïcité ressemble à ce qu’un hégélien appellerait un « universel vide », qui peut épouser les valeurs les plus diverses en les formulant sous son nom. Du temps de Jules Ferry, la laïcité était volontiers associée à une philosophie du progrès saluant l’avènement d’une science bienfaitrice spirituellement aussi bien que matérielle- ment1. A la libération, le socialiste André Philip définissait la laïcité par le patrio- tisme. Aujourd’hui, la science ou le patriotisme ne font plus guère partie du champ sémantique et axiologique d’une laïcité contemporaine qui s’ouvre plutôt aux va- leurs plus récentes de l’individualisme démocratique et fait par exemple de l’égalité des hommes et des femmes – dont la république laïque ne s’est historiquement sou- ciée que fort tard et avec méfiance – un nouveau champ d’application pour les com- bats laïques à venir. De là une question : si la laïcité est une valeur, laquelle ? Dans quel registre axiologique la ranger ? Celui des vertus civilisatrices de la science, style Marcellin Berthelot ou Albert Bayet première manière2 ? Celui du patriotisme, de la construction de l’esprit national ? Celui de l’égalité des sexes et, en général, de l’individualisme démocratique contemporain ? Premier sujet de perplexité. Deuxième sujet de perplexité et de doute : en présentant la laïcité comme une valeur civilisationnelle, comment éviter qu’elle entre en conflit avec d’autres va- leurs possibles ? De quelle autre « éthique du vivre-ensemble » (je reprends les ter- mes du fascicule que je citais tout à l’heure) se distingue-t-elle ? A quelle autre s’oppose-t-elle ? N’y a t-il pas ici pour la laïcité le risque d’entrer en lice dans ce que Max Weber appelait « la guerre des dieux »3, alors même que la séparation des Eglises et de l’Etat, en 1905, a été votée pour faire cesser cette guerre et permettre la coexistence des libertés, donc des valeurs différentes auxquelles chacune de ces li- bertés peuvent choisir d’adhérer ? On pourra objecter à ces questions que vouloir la coexistence des libertés est encore un projet qui relève d’une philosophie politique non neutre axiologiquement, qui relève, autrement dit, du choix de certaines valeurs contre d’autres susceptibles de justifier le despotisme politique, idéologique ou reli- gieux, quelles qu’en soient les formes. De cela bien entendu, je conviens aisément. Je voudrais donc préciser le sens des questions qui m’occupent ici. On pourrait les reformuler ainsi : la référence aux principes démocratiques du droit n’est-elle pas 1 Voir par exemple Marcellin Berthelot (1901). 2 Albert Bayet, inspiré par la sociologie de Durkheim et futur président de la ligue de l’enseignement (de 1949 à 1959) écrit en 1925 La Morale laïque et ses adversaires, ouvrage dans lequel il proclame : « la vraie laïcité, c’est la science ». Il développera à partir de la libération une conception beaucoup plus pacificatrice de la laïcité. 3 Voir Max Weber (1919 ; trd. française 1959 J. Freund) Le Savant et le politique. Paris : Plon,. LA LAICITE EST-ELLE UNE VALEUR ? 31 suffisante pour trouver intolérable le despotisme politique, idéologique ou reli- gieux ? Qu’ajoute ici la mention de la laïcité ? Là encore, je m’attends à des objec- tions. Notamment celle selon laquelle le droit démocratique implique nécessaire- ment une forme de laïcité puisqu’il suppose, au nom de la liberté de conscience des individus et de leur égalité devant la loi, de dissocier la citoyenneté de l’appartenan- ce religieuse. De cela aussi, je conviens tout à fait, et je crois même qu’une telle dis- sociation est une excellente définition de la laïcité, définition qui conduit à voir des « régimes de laïcité », comme dit, au pluriel, la sociologue canadienne Micheline Milot (2004, p. 116), dans tous les Etats démocratiques, et pas seulement en France. Mais alors, les valeurs en question sont celles en général de toute démocratie, et la laïcité, contrairement à ce qu’affirmait le fascicule de la ligue de l’enseignement ci- dessus cité, n’est concernée que pour autant qu’elle permet de rendre ces valeurs juridiquement effectives quand il s’agit de considérer la question des convictions et des croyances individuelles. De sorte que parler des valeurs de la laïcité (plutôt, simplement, que des valeurs de la démocratie), me semble toujours comporter le risque d’en appeler à une dimension spécifique irréductible aux principes communs du monde démocratique, à un « quelque chose de plus » qui justifierait l’invention et l’usage de ce mot, que Ferdinand Buisson, dans son Dictionnaire de pédagogie, qualifiait de « néologisme nécessaire ». Si le néologisme est nécessaire, n’est-ce pas parce que la chose est spécifique, et que les valeurs qu’on invoque en son nom lui sont propres ? Mais alors, nous sommes renvoyés à mes deux sujets de perplexité : de quelles autres valeurs que celles impliquées dans les principes en quelque sorte transcendantaux de toute démocratie la laïcité est-elle porteuse ? Et comment éviter dès lors de les faire entrer dans la pluralité concurrentielle des valeurs, dans ce que M. Weber (ibid), toujours lui, appelait le « polythéisme des valeurs » ? LA LAÏCITE : VALEUR MORALE OU PRINCIPE JURIDIQUE ? Ces questions ne sont pas simples, et pour préciser le sens dans lequel à mes yeux la laïcité peut légitimement être considérée comme une valeur et jusqu’où, dans quelles limites, je propose un fil rouge philosophique : ce que l’on appelle communément aujourd’hui dans le monde anglo-saxon le libéralisme politique, et notamment (mais pas seulement : on pourrait aussi évoquer par exemple les noms de Thomas Nagel, Will Kymlicka ou Ronald Dworkin) la pensée de John uploads/Philosophie/kahn-valeurs.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
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