La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Lévinas Philonsorbonne, n°

La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Lévinas Philonsorbonne, n°12, mars 2018. Résumé Louis Lavelle et Emmanuel Lévinas proposent une genèse de la subjectivité à travers un processus de différenciation avec l’être. Ce processus a pour spécificité de s’exercer grâce à la notion d’instant. Si Lévinas semble assumer une parenté philosophique avec la pensée de Lavelle, les déceptions ressenties à son encontre le pousseront à radicaliser sa conception de l’instant et de la temporalité. Mots-clés : métaphysique, phénoménologie, Lavelle, Lévinas, asubjectivité, temps, instant, éternité, être, sujet, activité Abstract Louis Lavelle and Emmanuel Levinas propose a genesis of subjectivity through a process of differentiation with the being. The specificity of this process is that it is exercised through the notion of instant. If Levinas seems to have a philosophical relationship with Lavelle's thought, the disappointments he felt lead him to radicalize his conception of the moment and temporality. Keywords: metaphysics, phenomenology, Lavelle, Levinas, asubjectivity, time, moment, eternity, being, subject, activity Introduction Dès les années 1930, Emmanuel Lévinas revenait sur le privilège accordé à l’être par la pensée occidentale, pour ne jamais cesser, dans les œuvres suivantes, d’insister sur son caractère hégémonique étouffant selon lui la possibilité d’une autre pensée qu’il édifiera lui-même comme pensée de l’Autre. Ses premiers écrits manifestent la volonté de souligner l’omniprésence de l’être sur l’étant, remarquant dans De l’évasion (1935), le besoin de l’étant – manifestation individualisée de l’être – de prendre ses distances avec l’être même dont il est issu. Lévinas cherche alors à penser l’être non comme substantif mais comme verbe ou comme fait que De l’existence à l’existant (1947) et Totalité et Infini (1961) décrivent comme une présence impersonnelle, atemporelle, sous-jacente à tous les phénomènes et que l’individu doit assumer. En même temps que l’étant porte l’être, dont la présence est à vrai dire irrémissible, il se doit aussi de s’en dégager afin de l’investir de façon personnelle ; opération réalisée par la temporalisation du sujet. Cette attention prêtée à l’existence comme totalité soutenant l’existant et le rôle dévolu au présent dans la formation du sujet, font écho aux écrits d’un grand métaphysicien français du XX siècle, professeur et membre du Collège de France, Louis Lavelle et avec lequel Lévinas entretient un rapport certain. L’évidence de ce rapport s’atteste dans la recension que Lévinas consacre à l’ouvrage de Lavelle intitulé La Présence totale dans les Recherches philosophiques de l’année 1934-1935. Lévinas commence d’ailleurs cet article1 en inscrivant La Présence totale dans la continuité d’un autre ouvrage de Lavelle paru en 1928 et dont il reprend les éléments essentiels ; De l’Être, qualifié d’ « ouvrage capital »2, puisque en effet, ce dernier inaugure le système métaphysique La dialectique de l’éternel présent, entreprise d’envergure, comprenant trois autres volumes : De l'Acte (1937), Du Temps et de l'Éternité (1945) et De l'Âme humaine (1951) et un dernier De la Sagesse, jamais paru en raison de la disparition du philosophe. Lévinas ayant lu ces deux ouvrages, c’est à partir de ceux-ci que nous appuierons notre analyse. 1 E. Lévinas, « Recension de L. Lavelle, La présence totale », Recherches Philosophiques, IV, 1934/35, p. 392-395 2 Ibid., p. 392 Nous verrons que Lavelle s’engage à redonner à l’être, entendu comme Tout et comme acte, ce qui lui revient de droit ; combattant d'un côté le subjectivisme sous sa forme idéaliste – faisant du sujet de la pensée la source du réel – d’un autre côté le réalisme – pour qui le sujet et la pensée ne sont que des épiphénomènes du réel. Par-delà cette opposition dialectique, Lavelle veut revenir au tout du réel, à cette présence totale sur fond de laquelle se constitue le sujet et dont le philosophe veut restituer la genèse, le replaçant dans sa véritable relation avec l’être. Il nous faut revenir sur cette pensée de l’être et du temps dont l’articulation promet la naissance du sujet. De cette manière, nous pourrons percevoir l’importance de l’héritage lavellien dans la pensée de Lévinas, ainsi que les limites que ce dernier perçoit et qui lui permettront de déterminer sa propre orientation philosophique. L’être conçu comme totalité et activité. L’intérêt que Lévinas manifeste pour les ouvrages de Lavelle s’explique par ce souci partagé pour la question de l’être ; question suscitée par les effets de la situation historique des années 1930 sur les deux penseurs. Lévinas voit en effet dans la réflexion lavellienne de l’être, la manifestation d’une expérience tragique de la guerre qu’il connaît lui-même3: La guerre, les sombres pressentiments qui l’ont précédée et la crise qui l’a suivie rendirent à l’homme le sentiment d’une existence que la souveraine et impassible raison n’avait su ni épuiser, ni satisfaire4. Ce que l’époque, par ses sombres évènements, a su révéler à la conscience humaine, c’est ce qui n’a en réalité jamais cessé de le préoccuper : l’existence et sa détermination temporelle. La souffrance et la mort sonnent l’urgence de revenir au fait d’exister dont l’omniprésence est toujours invisible pour 3 Dans un entretien de 1987 avec F. Poirié, Lévinas déclare à propos de son article De l’évasion : « dans le texte originel, écrit, en 1935, on peut distinguer les angoisses de la guerre qui approchait et toute ‘'la fatigue d‘être’’, l’état d'âme de cette période. » Entretiens Emmanuel Lévinas - François Poirié, in François Poirié, Emmanuel Lévinas, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 83 4 E. Lévinas, « Recension de L. Lavelle, La présence totale », op.cit., p. 392 l’homme insouciant. C’est ainsi que s’explique pour Lévinas la régénération de l’ontologie. Peu importe les interrogations sur la nature de ce qui est, sur l’existence du monde extérieur, il s’agit d’en revenir à ce qui ne nous quitte jamais sans que pourtant nous n’y prêtions attention : le fait d’être. Il y a donc une inanité de l’idéalisme comme du réalisme, mais aussi du scepticisme et de toutes ces formes spécifiques de la pensée philosophique qui, dans sa profondeur « se tient en dehors des discussions classiques sur l’existence ou la non-existence du monde extérieur »5 dès lors qu’il s’agit d’en revenir à ce fait primordial. Ce dépassement de l’idéalisme et du réalisme n’échappe pas non plus à Lavelle pour qui ces positions représentent deux faces de la même vérité et dont l’exclusivité serait, quant à elle, une erreur. D’une part en effet, l’être ne peut être fondé par le sujet puisqu’il le soutient et le précède. D’autre part, l’être est irréductible au donné concret qu’il produit par un acte permanent par lequel le monde se fait et que la pensée imite. Ce que partagent nos deux auteurs, c’est donc ce fait de la présence de l’être ou plutôt cette idée que l’être est la présence, en deçà de ce qui se présente à soi – la conscience – ou aux autres, et ce, par-delà les débats infinis sur la nature de cette présence. C’est cette même intuition philosophique qui conduit à une même opposition au subjectivisme, poussant d’une part Lévinas à dire que « la notion de sujet ne suffit pas pour rendre compte de l’être »6 et Lavelle d’ affirmer que : Le propre de la pensée n’est pas, comme on le croit, de nous séparer du monde, mais de nous y établir, qu’au lieu de nous resserrer sur nous-même, elle nous découvre l’immensité du réel dont nous ne sommes qu’une parcelle, mais qui est soutenue et non point écrasée par le Tout où elle est appelée à vivre7. Cette découverte de notre inclusion dans l’être, conduira chez l’un et l’autre, à la description d’une dramaturgie de l’existence : non seulement je ne peux m’évader de cette présence ainsi que le diront Lavelle dans son Introduction 5 Ibid., p. 393 6 Ibid. 7 L. Lavelle, La Présence totale, Paris, Fernand Aubier, aux Éditions Montaigne, 2ème édition, 1934, 260 pp. Collection : Philosophie de l’esprit, p. 8 à De l’être8 et Lévinas dans De l’évasion9, mais en outre, je suis astreint à assumer cette présence plus vaste que la mienne. Il y a là une preuve d’humilité de la part de la pensée qui peut toutefois confiner à l’assujettissement si l’on ne prend pas la mesure de l’appel à investir personnellement cette présence. Si pour Lavelle l’être ne dispose pas du pouvoir de choisir puisqu’il est tout, il n’en impose pas moins de choisir notre façon d’être. C’est pourtant cette impossibilité de sortir de l’être, fondée chez Lavelle dans une philosophie de la participation à son principe interne, chez Lévinas sur notre inclusion inévitable en lui par notre naissance10, qui motive chez ce dernier le besoin d’évasion voire la révolte de l’individu envers cette présence. Cette possibilité du refus n’est pas énoncée chez Lavelle pour qui la découverte de l’être appelle, soit le consentement actif à l’être par lequel le moi s’affirme et imite l’activité créatrice de l’être, soit l’abandon passif par lequel le moi s’oublie et se laisse agir11. C’est pourtant la négation de cette inclusion à cette présence totale voire totalitaire12 qui caractérise le sujet lévinassien. Si Lévinas insiste donc sur la souffrance métaphysique induite uploads/Philosophie/la-naissance-du-sujet-chez-louis-lavelle-pdf.pdf

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