217 LA VALSE DES ÉTIQUETTES ET LA CHOSE EN SOI Le but de mon exposé est d’essay
217 LA VALSE DES ÉTIQUETTES ET LA CHOSE EN SOI Le but de mon exposé est d’essayer de montrer que l’adoption d’une théorie constructiviste de la vérité, analogue, mais non identi- que, à celle que développe Nelson Goodman, ne conduit pas néces- sairement soit à une forme de pragmatisme, soit à une forme radicale d’idéalisme, en dépit de ce que suggèrent certaines formulations goodmaniennes et de ce que suggère plus directement encore la notion même d’une construction ou d’une fabrication symbolique ou cognitive du monde. L’idée que je voudrais établir est que même si l’on admet que nous faisons le monde en le pensant et que con- naître, c’est, en un sens, faire ou fabriquer des faits, nous sommes en même temps obligés d’admettre, malgré ce que Goodman affirme, qu’il y a quelque chose que nous pensons ou construisons et quelque chose dont on peut décrire la structure ontologique d’une façon qui valent comme une sorte de justification ou de fondation réa- liste du constructivisme. Autrement dit, je voudrais montrer, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que le constructivisme peut être présenté comme une forme raffinée de réalisme et sans doute comme la seule forme acceptable d’une théorie externaliste de la vérité. J’indique que je laisserai de coté, dans mon analyse, la thèse de Goodman selon laquelle il existe une pluralité de systèmes symbo- liques, les systèmes linguistiques ne jouissant d’aucun privilège lo- gique et épistémique, et la thèse corrélative selon laquelle nous ne construisons pas seulement le monde mais des mondes. Cette thèse est chez lui un renfort important de son contructivisme, mais je pense qu’elle n’est pas nécessaire à l’adoption d’une théorie cons- tructiviste de la vérité. Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, 31-32 [cédérom], 1997-1998. 218 Je me concentrerai donc sur la théorie de la vérité des systèmes linguistiques, laissant de coté la connaissance par image ou par tout autre medium symbolique. Qu’est-ce qu’une théorie philosophique de la vérité? Je voudrais d’abord préciser rapidement ce que j’entends par « théorie de la vérité » . Il me semble en effet qu’on peut entendre trois choses par l’ex- pression « théorie de la vérité », parce qu’il y a trois problèmes dis- tincts que l’on peut se poser à propos de la vérité: 1. Un premier problème est de définir le prédicat « vrai », c’est-à- dire de trouver le moyen de l’éliminer. Le prédicat « vrai» est, comme on le sait, un prédicat embarrassant, qui est impliqué dans la for- mulation de certains paradoxes célèbres et l’on comprend que l’on puisse désirer l’éliminer en le définissant. C’est à ce problème qu’on se confronte lorsqu’on réfléchit sur ce que signifie le mot « vrai » et c’est par exemple à ce problème que répond, à mon sens, la théorie de Tarski. 2. Un second problème, plus traditionnel, est de formuler un critère ou des critères du vrai, autrement dit de dégager les marques auxquelles on reconnaît le vrai. Un critère de vrai n’est évidemment pas une définition du vrai, pas plus qu’une symptomatologie mé- dicale ne peut être confondue avec une étiologie. Quand on sait reconnaître la rougeole, on ne sait pas nécessairement ce qu’est la rougeole. C’est par exemple à ce problème que répond, parmi mille autres, la Recherche de la Vérité de Malebranche. 3. Enfin, un troisième problème est, me semble-t-il, de décrire ce que c’est, pour une phrase, d’être vraie. Il ne s’agit plus ni du mot « vrai » et des particularités de son emploi, ni des critères du vrai, mais, pour employer un langage un peu compassé, de l’essence de la vérité. C’est un fait qu’il y a ou que nous croyons qu’il y a des phrases vraies et c’est un fait qui ne se confond pas avec le fait d’être une phrase, puisque toute phrase n’est pas vraie et qu’il en est de fausses. Il doit donc y avoir quelque chose en vertu de quoi une phrase est vraie plutôt que fausse, de même qu’il doit y a voir quelque chose en vertu de quoi une chose est bleue plutôt que rouge, ou est un homme plutôt qu’une femme. 219 Il me semble qu’une théorie philosophique de la vérité est une réponse à ce dernier problème et c’est en tous cas à ce seul problème que je vais m’intéresser ici. Théories internalistes et théories externalistes de la vérité Pour l’aborder, je partirai d’une phrase vraie quelconque, en l’occurrence: « les lapins ont de grandes oreilles », phrase dont je supposerai qu’on m’accordera qu’elle est vraie. Qu’est-ce que c’est, pour cette phrase, d’être vraie? Par quoi notamment cette phrase se distingue-t-elle de la phrase « les lapins ont de petites oreilles », dont j’admettrai qu’elle est une phrase fausse? Comme on le sait, il existe deux grands types de réponses tra- ditionnelles à cette question, que l’on peut qualifier les unes d’in- ternalistes et les autres d’externalistes. 1. Une réponse internaliste décrira le fait que la phrase: « les la- pins ont de grandes oreilles» est vraie comme le fait que nous som- mes disposés à asserter cette phrase dans certaines circonstances, en l’occurrence si l’on nous présente un certain animal. Plus précisément, puisqu’il arrive fort souvent que nous soyons disposés à asserter des phrases fausses, en les tenant pour vraies, une théorie internaliste de la vérité précisera que le fait pour une phrase d’être vrai, consiste, non dans le simple fait que nous som- mes disposés à l’asserter, mais dans le fait normatif, que nous de- vrions être disposé à le faire. Une théorie internaliste de la vérité s’efforcera donc de décrire la vérité, le fait qu’une phrase soit vraie plutôt que fausse, comme sa conformité soit avec certaines lois de fonctionnement de notre esprit soit avec certaines règles gouvernant nos jeux de langage. Le principal est que, pour ce genre de théories, la vérité d’une phrase ne consiste pas dans sa relation avec un monde ou une réalité extérieurs à l’esprit, mais qu’elle consiste dans la relation de cette phrase à l’esprit ou à la communauté des esprits, le problème étant seulement de savoir si l’esprit ou les esprits ont pour condition de fonction- nement des lois ou des règles, si les conditions d’assertabilité des phrases dépendent ou ne dépendent pas de nous. Le point important est que lorsqu’on définit la vérité soit comme un coup correct dans un jeu de langage soit comme l’expression des 220 conditions subjectives de fonctionnement de notre entendement, on sépare fatalement la vérité de l’être et l’on se condamne à ne pouvoir donner aucun sens à l’idée d’une connaissance de la réalité. 2. C’est la raison pour laquelle, il me semble qu’une théorie in- ternaliste de la vérité ne peut être qu’une solution de repli, à laquelle on doit consentir lorsqu’on croit ne pas pouvoir adopter une théo- rie externaliste de la vérité. Une réponse externaliste au problème de l’essence de la vérité décrira en effet le fait que la phrase « les la- pins ont de grandes oreilles » est vraie, comme le fait que cette phrase possède une certaine relation, qu’elle soit de ressemblance, d’iso- morphisme ou de dépendance causale, avec certains faits, certains objets, certains constituants du monde réel. Le fait que la phrase « les lapins ont de grandes oreilles » est vrai, c’est le fait que cette phrase possède une certaine relation avec un certain état de chose extérieur à l’esprit et indépendant de lui, ce qui implique évidemment que lorsque nous pensons une phrase de ce genre, nous connaissons la réalité avec laquelle elle est en relation. À cette conception presque naturelle de la vérité, on peut tou- tefois faire au moins trois objections, dont il me semble cependant que la dernière seule, qui conduit, je vais le montrer, au construc- tivisme, est vraiment concluante. 1. La première objection, sur laquelle je passerai assez rapide- ment, est l’objection idéaliste classique, qui consiste à nier qu’il y ait un sens à parler d’objets ou d’états de choses extérieurs à l’es- prit, parce qu’il n’y a rien qui soit extérieur à l’esprit. Le monde, ses objets, ses faits, est bâti dans l’étoffe de nos représentations. On est alors ramené à cette forme particulière d’internalisme qu’illustre exemplairement la doctrine de Kant, selon laquelle la vérité désigne un mode de production de nos représentations en accord avec les lois de fonctionnement de l’esprit ou les conditions de possibilité d’une conscience. 2. Le problème est que même si l’on écarte l’idéalisme, même si l’on pense qu’il y a une réalité extérieure à l’esprit, à laquelle nous avons accès, on peut encore rejeter la conception externa- liste du vrai. On soutiendra cette fois que ce qui n’a pas de sens, ce n’est pas de parler d’objets et d’états de choses extérieurs à l’es- prit, mais de parler d’objets ou d’états de choses, indépendants de l’esprit. Ce qu’on contestera, c’est moins la réalité du monde ex- térieur, que son indépendance à l’égard de nos systèmes concep- tuels. 221 Le problème est que les raisons qu’on uploads/Philosophie/la-valse-des-e-tiquettes.pdf
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- Publié le Nov 09, 2021
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