Collection « Itinéraires du savoir » dirigée par Hélène Monsacré © Éditions Alb
Collection « Itinéraires du savoir » dirigée par Hélène Monsacré © Éditions Albin Michel, 2012 978-2-226-27079-5 Préface d’Edgar Morin Mohammed Arkoun, dans ce livre, nous restitue le double combat de toute sa vie. Combat sur deux fronts, l’un celui d’une critique de la raison islamique, l’autre celui d’une critique de la raison occidentale. Sa critique à la fois audacieuse et prudente d’une raison islamique close lui fait mettre en œuvre les multiples dispositifs d’une rationalité ouverte : critique épistémique qui se fonde sur la nécessité de reconnaître les présupposés ou socles épistémiques qui structurent discours et doctrines, nécessité dont nulle « Vérité », religieuse ou scientifique, ne saurait se passer ; critique historique qui situe évidemment le Prophète et sa Parole dans une histoire concrète ; critique sémiotique où Mohammed Arkoun, utilisant notamment le modèle actantiel de Greimas, rend présente et vivante la relation entre Allah et le Prophète ; enfin M. Arkoun situe l’originalité de l’islam dans l’universel d’une anthropologie de la religion. On peut voir dans ces convergences de rationalité critique la pertinence et la complexité de la pensée de Mohammed Arkoun, qui ne se limite nullement à la critique historique (qui pour beaucoup est suffisante), mais mobilise toutes les rationalités scientifiques et philosophiques dans une « critique de la raison immobile » dans laquelle s’est « ankylosé » l’islam. Cet examen n’est pas que critique, il pose les grandes interrogations sur le surgissement du transcendant (la transcendentalisation) dans une immanence, sur l’arrachement au temps historique de la Parole révélée. Non moins nécessaire est sa critique de la raison occidentale. Cette rationalité, si nécessaire soit-elle, a ses limites, qui sont celles de la logique : elle manque le plus souvent du sens autocritique et elle ne peut concevoir la profondeur anthropologique du mythe. Elle a ses perversions qui sont la rationalisation (Freud), la raison instrumentale (Adorno et Horkheimer) et l’occidentalocentrisme. M. Arkoun ne prive pas le Coran de son mystère divin. Mais il lui restitue toute son humanité. Renan disait de Jésus qu’il était un homme divin. M. Arkoun voit dans le Coran l’humain du divin. De plus, il donne à voir la construction humaine de l’islam. À cheval entre deux cultures, M. Arkoun n’est pas un « métis culturel » ; il a forgé son indépendance à partir de cette dualité, enraciné en l’une et l’autre, mais échappant à l’une et l’autre, et il les dépasse l’une et l’autre en les transgressant. D’où l’incompréhension qui a accompagné sa si juste et nécessaire recherche. D’où aussi sa fécondité qui se manifestera de plus en plus dans le futur. Note des éditeurs Philosophe et historien de la pensée islamique, père de l’islamologie appliquée, Mohammed Arkoun aura été l’une des plus grandes figures des études islamiques contemporaines. Discret et exigeant – vis-à-vis de lui- même et des autres –, cet héritier de l’humanisme arabe des Xe et XIe siècles n’a jamais cherché la lumière des médias, les succès de librairie faciles, les attitudes complaisantes à l’égard des puissants du jour. Ce qu’il disait de l’islam contemporain ne plaisait guère aux pouvoirs religieux en place ; mais M. Arkoun n’était pas plus indulgent avec ceux dont l’islamophobie est le fonds de commerce. C’est pourquoi, même si son nom est largement connu et respecté dans les milieux informés, la pensée de ce professeur émérite à la Sorbonne n’a pas été, à ce jour, suffisamment connue, diffusée, discutée. C’est pour pallier ce manque que nous avons voulu réunir dans ce livre des entretiens qui rendent les études et les réflexions de Mohammed Arkoun accessibles au plus grand nombre et donnent envie d’approfondir son apport à la pensée contemporaine, particulièrement en ce qui concerne l’islam et la place du fait religieux dans nos sociétés. Ce matériau fut réuni en avril 2009 au cours de discussions passionnantes ; mais, au printemps 2010, l’état de santé de M. Arkoun s’est rapidement dégradé, et il est décédé à Paris le 14 septembre 2010. Il n’avait pu relire qu’une partie du travail entrepris. Nous avons donc continué la tâche, en plein accord avec son épouse, Touria Yacoubi-Arkoun, qui l’a accompagné toutes ces dernières années dans ses travaux et qui a bien voulu apporter des compléments et des corrections au manuscrit, qu’elle a relu de près. Certes, nous ne pouvons présumer des corrections, précisions, augmentations que Mohammed Arkoun aurait apportées, mais nous pensons que cet ouvrage restitue sa pensée et se situe dans la continuité de sa vie et de son œuvre. Véritable introduction, qui manquait jusqu’ici, à « l’anthropologie de l’islam » de Mohammed Arkoun, ce livre présente les différents concepts qu’il a forgés, ainsi que les travaux savants dont il s’est nourri. Outre des éléments biographiques peu connus, il comporte aussi des intuitions fulgurantes et permet à la pensée de Mohammed Arkoun de rester vivante et de continuer à rayonner. Rachid Benzine et Jean-Louis Schlegel 1. La formation d’un intellectuel franco-algérien avant et pendant la décolonisation Vous êtes un écolier et un lycéen juste avant le début de la guerre de libération de l’Algérie… Oui, ma jeunesse dans un village en Kabylie s’est déroulée encore à l’époque coloniale, vers sa fin annoncée cependant, quand les aspirations à la liberté se faisaient déjà sentir. Mais au village on était protégé du « système » colonial : pas de police, pas d’impôts, on ne ressentait pas le poids de la colonisation… La Kabylie, et la région du Mzab notamment, étaient comme une poche à part. On ne sentait pas la présence de l’État colonial ni ses attributions diverses, qui s’imposaient avant tout à l’Algérie citadine. Le déclenchement des troubles a aussi eu lieu d’abord dans les villes : à Alger, Constantine et, dans un autre style, à Oran. Ne serait-ce qu’à cause de la langue : dans les villages, c’était un obstacle presque infranchissable. Un discours politique en français serait peut-être passé, mais en arabe c’était impensable ! En Kabylie, l’arabe était en effet parlé et compris par peu de gens. Et encore aurait-il fallu au préalable élaborer le discours politique… Le système colonial était pour ainsi dire « au-dehors », ailleurs. Le désir de libération était un phénomène urbain, et il a fallu du temps pour entraîner les ruraux dans la révolte. Il n’y avait pas non plus, faut-il le rappeler, les moyens d’information actuels. Nous reviendrons sur vos engagements et vos questions avant et après l’indépendance. Auparavant, pourriez-vous nous parler un peu de votre famille ? J’ai encore aujourd’hui toute ma famille, je veux dire mes frères et sœurs avec leurs enfants et aussi la famille élargie. Je n’ai jamais coupé les liens. Je suis allé régulièrement en Algérie jusqu’en 1992. D’année en année, mon cœur se serrait de plus en plus de voir la situation se dégrader. Mais je gardais toujours l’espoir que les choses changent. Or c’est le contraire qui est arrivé, avec la deuxième guerre civile des années 1990. Pourquoi « deuxième guerre civile » ? Parce que j’appelle « première guerre civile » la guerre de libération. En effet, comme au Maroc, il y avait des juifs et des chrétiens en Algérie, la Méditerranée était bien représentée, et tous vivaient sur une terre où ils étaient depuis plus d’un siècle et plusieurs générations ; ils pouvaient parfaitement continuer à y vivre et à nourrir le débat politique autrement que celui qui s’est déroulé ensuite, dans un monolithisme où il n’y a eu que des Algériens face à des Algériens. L’Algérie a perdu beaucoup en perdant, justement, les « face-à-face », les vis-à-vis. Quelle langue parlait-on au village ? Le berbère ? Oui, et c’est vrai jusqu’à présent. À l’école on avait un mélange de français, de kabyle et d’arabe. Vous voulez une image de l’Algérie « des langues » ? Eh bien allez écouter et voir Fellag. C’est lui qui a le mieux décrit ce mélange, avec sa fougue et son humour. Il saute du kabyle à l’arabe et au français. Les trois langues popularisées : c’est cela Fellag. Ma langue maternelle était évidemment le berbère, et je ne l’ai jamais appris à l’école. À l’école primaire, donc à l’âge de six ans, on apprenait le français et on étudiait en français. Les Algériens étaient donc au moins bilingues en ce sens : langue maternelle plus langue de l’école. Non, non, pas tous. Le miracle de la Kabylie ne s’est pas étendu, malheureusement, au reste de l’Algérie. Et l’arabe ? L’arabe s’est imposé à moi à l’âge de onze-douze ans. D’abord à Aïn Larba, où mon père avait sa petite épicerie ; il voulait m’avoir avec lui pour m’apprendre le métier… Maintenant j’en ris, car vous savez comment sont les parents avec leur fils aîné : quelle que soit leur profession, ils veulent le garder près d’eux. Je me souviens encore d’un voyage en camionnette jusqu’à Oran, qui a duré presque une nuit et une journée entières, et où je suis resté assis ou couché à même la benne ! J’étais tout petit, assis sur le sol nu de la camionnette, où il uploads/Philosophie/ la-construction-humaine-de-l-x27-is-mohammed-arkoun.pdf
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- Publié le Jan 21, 2021
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