Lectures anarchistes de Spinoza1 Daniel Colson I - Bakounine et Proudhon Vraise

Lectures anarchistes de Spinoza1 Daniel Colson I - Bakounine et Proudhon Vraisemblablement Bakounine n'a jamais eu le temps ni la volonté de lire directement ou de façon approfondie Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus philosophiques ne sont pas sans être marqués par l'influence de ce philosophe. Chez Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza. Une appréhension de jeunesse, principalement à travers la première philosophie de Schelling 3 qui, de façon diffuse, ne cesse jamais d'inspirer sa pensée; comme le montrent le type de liberté dont il se réclame 4, sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout, sa conception matérialiste de la nature et du monde. " La nature c'est la somme des transformations réelles qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein [...]. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, peu m'importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d'autres sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d'actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. " 5 La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme, n'échappe pas aux illusions de tous ceux, et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du " point de vue de l'absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l'homme au néant de son existence " relative "6. " Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme sub stance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange du monde matériel; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue; de la pensée à l'être, ou plutôt de l'Être suprême dans le néant. "7 Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine, deux lectures possibles de Spinoza : - Avec, d'un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour qui Dieu s'identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d'un principe premier et transcendant, cause absolue et infinie d'une infinité d'êtres finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude. - De l'autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d'une conception de la nature pensée sous la forme d'une " combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, nullement prédéterminée ", d'une " infinité d'actions et de réactions particulières ". Une nature qu'il importe peu alors qu'on l'appelle Dieu ou absolu. Dans cette double et contradictoire appréhension de Spinoza, on peut ainsi retrouver l'ambiguïté des interprétations contemporaines de ce philosophe, et d'abord du sens qu'il convient de donner à la formule célèbre de l'Éthique, Deus sive natura. 1 Source : Source : http://www.plusloin.org/refractions/textes/refractions2/spinoza-colson.html - Dieu/ou/la nature; s'agit-il de deux définitions équivalentes d'une même réalité; la substance, cause infinie, absolue, lointaine et verticale de tout ce qui existe? 8 - Dieu/c'est-à-dire/la nature; le concept de Dieu n'est-il au contraire que le point de départ conventionnel d'un processus de pensée qui le transforme en autre chose, en une perception nouvelle du monde qui est le nôtre? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente de la scolastique se transforme en cause de soi 9, où, comme le voulait Bakounine, la nécessité peut enfin se transformer en véritable liberté 10. Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement choisir, à travers une troisième traduction possible de la formule célèbre de Spinoza, une traduction résolument disjonctive, certes erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix de Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix et de l'engagement qu'impliquent l'intérêt actuel pour ses textes et le sens qu'ils peuvent prendre pour nous. o o o Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de 1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de l'ordre (publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique. À l'exception de rares allusions, en passant, dans les Contra dictions économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l'Église pour que Proudhon s'engage enfin dans une critique de Spinoza; à la mesure de tout ce qui peut rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d'une façon qui manifeste une lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l'objet de trois développements critiques; dans la quatrième étude, à propos du problème de l'État; dans la septième, à propos de l'absolu; dans la huitième, à propos de la conscience et de la liberté. De ces trois critiques, c'est certainement la première qui est la plus sévère et la plus expéditive. Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme 11. " Saint de la philosophie ", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza a su, avec Machiavel et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations de la religion 12. Mais " en désapprenant l'Évangile " il s'est contenté de " rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison d'État de Platon 13. Nécessité et raison, tel est l'insupportable couple conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza; un couple qui justifie le " plus effroyable despotisme "14. En effet, parce qu'il obéit au principe de nécessité, l'État échappe à tout jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin par la violence, et d'envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort "15. " Balancées " par la seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais d'obéir à la raison d'État, à la raison politique 16. La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l'Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon : " Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l'absolu. "17 On retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes, l'erreur de Spinoza est dans son point de départ. " Principe d'illusion et de charlatanisme ", l'absolu peut bien s'" incarne(r) dans la personne [...], dans la race, dans la cité, la corporation, l'État, l'Église ", il aboutit inévitablement à Dieu 18. Que Spinoza, dans l'Éthique, commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de son extrême rigueur, mais la rigueur d'un " grand esprit dévoyé par l'absolu "19. Cette erreur du commencement n'est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est directement au fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme et de la raison d'État. En effet, face à l'absolu, être infini, que peut l'homme du fond de sa finitude, de l'esclavage de ses passions? Rien, sinon se soumettre à " une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d'État "20. " Spinoza, qui croyait faire l'éthique de l'humanité, a refait, more geometrico, l'éthique de l'Être suprême, c'est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel l'humanité vit depuis soixante siècles. On l'a accusé d'athéisme : c'est le plus profond des théologiens. "21 La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante, pour trois raisons : 1) parce qu'en abordant la question de la liberté elle est au cœur du problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté; 2) parce que, en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l'enchaînement nécessaire (donc despotique) de ses développements; 3) parce que, ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres conceptions de la liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme. Rappelons l'essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude du paradoxe et du contre- pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit une théorie qui aboutit à le nier; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au contraire une théorie qui le suppose nécessairement 22. Descartes philosophe du despotisme, Spinoza philosophe de la liberté. Au-delà de l'intérêt qu'une telle thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même de considérer la force de l'intuition de Proudhon, on ne peut tout d'abord qu'être surpris par son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l'absolu, de la nécessité et de la raison d'État, qui, très logiquement, refuse toute signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la liberté, une liberté inhérente à son système? Entraîné par son goût de la provocation, Proudhon est conduit à développer une uploads/Philosophie/lecture-anarchiste-de-spinoza.pdf

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