Dialectica Vol. 58, N o 4 (2004), pp. 517-528 Contre la déflation de la vérité

Dialectica Vol. 58, N o 4 (2004), pp. 517-528 Contre la déflation de la vérité François RIVENC† ABSTRACT Ramsey était-il “déflationniste”? C’est douteux, à lire attentivement le manuscrit “On Truth”. La position de Ramsey a néanmoins quelque chose de curieux, comme Austin l’a fait remar- quer: quel est l’intérêt d’éliminer le prédicat de vérité (grâce à des variables pro-phrastiques) si le problème de la vérité n’est pas en même temps éliminé? En poursuivant ces remarques, je suggère, à titre d’expérience de pensée, de lire autrement les fameuses “équivalencesT”. – Je n’ai jamais aimé que toi au monde, Gaspar, dit-elle. Il fit un mouvement de la tête. Ses yeux se ranimaient. – Enfin! soupira-t-il, avant d’ajouter avec angoisse: – Mais est-ce vrai? Est-ce bien vrai? Joseph Conrad, Gaspar Ruiz, in Sextuor. I A quoi s’appliquent fondamentalement les adjectifs “vrais” et “faux”, de- mande Ramsey dans le Manuscrit “On Truth” (1927-1928). Les candidats pos- sibles au titre de porteurs de la vérité sont les significations des énoncés, ou propositions, les états mentaux comme les croyances, enfin les énoncés dé- claratifs d’un langage donné. A propos de la dernière classe, Ramsey affirme rapidement: La troisième classe des “statements” ou énoncés à l’indicatif n’est pas un rival sérieux, car il est évident que la vérité et la fausseté des énoncés [statements] dépend de leur signification, de ce que les gens veulent dire grâce à eux, des pensées et opinions qu’on entend transmettre par eux. (Ramsey 1991, 7) Cette évidence s’est perdue, largement sans doute sous l’influence de Tarski, qui, sans trop crier gare, passe du problème de la définition de la vérité à celui de la définition de l’expression “énoncé vrai” (dans les premières lignes de son plus célèbre article). Tarski ne donne guère plus de justification à ce choix † Université de Paris - 1, Département de Philosophie, Email: francoisrivenc@noos.fr 518 François Rivenc en 1944, dans “The Semantic Conception of Truth” (§ 2, L ’extension du terme “vrai”). Je voudrais tout d’abord la faire revivre. Une première remarque: comme Tarski est bien conscient que la même forme verbale peut être, ou pourrait être, suivant les langages auxquels elle ap- partient, ici vraie, là fausse, ailleurs encore dénuée de sens, bref comme la vé- rité dépend du sens, le prédicat linguistique de vérité (“vrai” appliqué à des énoncés) doit être relativisé à un langage. Les prédicats dont Tarski cherche une définition sont analogues à des expressions comme “vrai-en-français”, “vrai-en-anglais”, etc. Mais il est douteux que de tels prédicats relativisés soient des explications aussi naturelles qu’il le prétend de l’usage ordinaire du mot “vrai” (même restreint aux cas où l’on veut dire que ce qui est affirmé est vrai, non pas qu’il s’agit d’un vrai Carravage). Comme le fait remarquer Aus- tin dans “Truth”: “vrai dans la langue anglaise” est un solécisme, probablement modelé, et avec des effets déplorables, sur le patron d’expressions comme “vrai en géométrie”. (Austin 1950). Comme cette relativisation reste par la suite implicite dans les équivalences- T, telles que Tarski les formule, ce point est aisément oublié. Nul n’aurait l’idée de nier une équivalence-T comme le (trop) fameux bi- conditionnel: “La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche. Le problème est plutôt de comprendre le statut logique de cette équivalence. Tarski parle d’“explication” d’expressions du type “X est vrai”, de “définition partielle de la vérité”, et affirme en 1944 que deux énoncés de la forme: ““p” est vrai”, et “p”, sont équivalents, sans autre précision concernant leur relation logique. La convention T ajoute que toute définition d’un prédicat formel de vérité doit entraîner à titre de conséquences logiques les équivalences correspondantes pour le prédicat défini (disons “V(x)”). Tarski aurait-il accepté d’en conclure qu’il s’agit d’énoncés logiquement équivalents, puisque leur équivalence dé- coule d’une définition? En 1969, dans “Truth and Proof”, il est plus explicite: une équivalence T concernant l’adjectif ordinaire “vrai” a la forme prescrite pour les définitions par les règles de logique, à savoir la forme d’une équivalence logique. Quoi qu’il en soit, Tarski admettait, pour différentes raisons, que l’usage des guillemets du côté gauche de l’équivalence, permettait de former un nom de l’énoncé mis entre guillemets. L ’énoncé lui-même est donc cité, ou mentionné, plutôt qu’utilisé. Quine a transformé cette construction des guillemets en ana- Contre la déflation de la vérité 519 lyse de l’adjectif “vrai”: puisque citer l’énoncé pour dire qu’il est vrai, revient à affirmer cet énoncé lui-même, la fonction du prédicat de vérité est simplement décitationnelle: il annule la référence linguistique, ou la montée sémantique, opérée du côté gauche des équivalences. D’où la thèse célèbre: “le prédicat de vérité est un instrument de décitation.” (Quine 1970 par exemple). On pourrait penser qu’il est donc inutile; en fait, il a cependant son utilité, une fonction pu- rement logique, celle de nous permettre de généraliser sur une classe infinie (ou non connue en détail) d’énoncés. Ces deux aspects ont été baptisés par Gupta, respectivement, Thèse de décitation, et Thèse de généralisation (Gupta 1993). Si, encouragé par l’évidente trivialité d’un énoncé comme: “La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche, on poursuit (faussant à présent compagnie à Quine) en ajoutant qu’un tel énoncé est analytiquement vrai, définitionnel du mot “vrai”, “vrai en vertu du sens de “vrai””, ou encore “épuise” la signification [meaning] du concept de vérité, on a tous les ingrédients d’une forme de déflationnisme. Ce déflation- nisme peut être présenté comme la conjonction de deux idées fondamentales: 1) les équivalences de la forme T articulent ou explicitent la signification de la vérité, au sens de notre compréhension ordinaire de ce mot. 2) il n’y a pas de problème supplémentaire de la vérité, au sens où le problème serait de dé- finir strictement une propriété spéciale de certains énoncés (que cette propriété soit ou non visée, plus ou moins confusément, à travers l’usage ordinaire du mot “vrai”. Le mot “meaning” est souvent équivoque dans ces contextes: il vise à la fois le sens linguistique, et le concept sous-jacent à l’usage). Il est certainement abusif d’imputer ce déflationnisme à Tarski, comme le fait par exemple Scott Soames (voir Soames 1999), qui parle de la conception sé- mantique de la vérité de Tarski comme de la “plus fameuse et influente ver- sion du déflationnisme”. Tarski acceptait en un certain sens la thèse 1), qui fonde la légitimité de la Convention T d’adéquation. Mais il aurait certaine- ment refusé la thèse 2), au vu de ce qu’il dit sur la fécondité théorique d’une définition formelle de la vérité (voir en particulier le §4 du “Wahrheitsbe- griff”), et il tenait certainement pour un grand succès, du côté des conclusions positives aussi bien que du côté de son théorème d’impossibilité, le traitement mathématique d’un problème philosophique. Enrôler Tarski sous la bannière déflationniste est une opération largement idéologique. Il est fort douteux que “vrai” , dans son usage ordinaire, soit un prédicat linguistique, appliqué à des énoncés: je ferai mienne à ce sujet la remarque d’Austin, selon laquelle, quand il nous arrive de dire quelque chose comme “ses derniers mots sont vrais”, nous visons l’affirmation faite en ces mots, non 520 François Rivenc la forme verbale constituée de ces mots. Mais il y a plus que cette remarque de bon sens. L ’impression correcte sur quoi repose la plausibilité de cette forme de déflationnisme, – le déflationnisme linguistique –, réfute l’hypothèse qui la fonde, à savoir l’interprétation purement citationnelle des guillemets. Les équivalences T sont incontestablement triviales, et on doit pouvoir justi- fier l’idée qu’elles sont analytiques. Mais cela ne veut nullement dire qu’elles sont vraies “en vertu du sens du mot “vrai” seulement”, ou analytiques du concept de vérité (Gupta 1993 fait remarquer qu’il y a là un saut injustifié, justement du sens commun au déflationnisme) . Elles sont vraies “en vertu du sens” des mots qu’elles contiennent, et non seulement en vertu du sens du mot “vrai”. Pour s’en assurer, il suffit de passer des équivalences homophoniques couramment prises comme exemples, à la vérité dite hétérophonique: “Schnee ist weiss” est vrai (en allemand) si et seulement si la neige est blanche, qui, à supposer que cette forme soit attestée en français, n’est certainement pas analytique, vrai en vertu du sens de “vrai”, etc. Il est possible que ce genre d’énoncé délivre une information substantielle sur la sémantique de la langue allemande (c’est le genre de “théorie de la vérité” que propose Davidson). Mais ce fait montre a contrario que dans la version homophonique: “La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche, la signification de l’énoncé entre guillemets est active, saisie par tout locuteur compétent du français, et que “vrai en vertu du sens” doit être compris comme “vrai en vertu du sens de tous les mots figurant dans l’équivalence”. Mais c’est dire que l’expression, guillemets compris: “la neige est blanche” n’est pas qu’un nom propre de l’expression mise entre guillemets, au sens où cette dernière ne figurerait que de manière accidentelle, logiquement non per- uploads/Philosophie/ x27-x27-contre-la-deflation-de-la-verite-x27-x27-rivenc.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager