Lettres de Bergson a Deleuze PREMIERE LETTRE Villa Montmorency, 18 Avenue des T
Lettres de Bergson a Deleuze PREMIERE LETTRE Villa Montmorency, 18 Avenue des Tilleuls, Auteuil-Paris [sans date] Cher Monsieur, Je ne voulais pas vous remercier pour l’aimable envoi de votre ouvrage avant d’avoir trouvé le temps de le lire. L’étude que vous me faites l’honneur de me consacrer est si dense, et je suis si débordé d’occupations, que j’ai dû attendre jusqu’à la semaine dernière pour en prendre connaissance - encore n’ai-je pu le faire que d’une manière bien superficielle. Je vous relirai ; mais dès maintenant je tiens à vous dire combien j’ai été intéressé par ce portrait /fidèle/ que vous faites de ma philosophie. Concernant l’usage du concept d’intuition, vous m’avez fort bien compris. Vous avez bien raison de le rappeler dès la première page : l’intuition n’a jamais été pour moi synonyme de sentiment, d’inspiration, encore moins d’instinct ou de sympathie confuse ; elle est même tout le contraire, et c’est pourquoi j’ai dit qu’elle introduisait en philosophie l’esprit de précision. A vrai dire, <la théorie de> l’intuition, à laquelle vous consacrez le premier chapitre de votre étude, ne s’est dégagée à mes yeux que longtemps après la théorie de la durée : elle en dérive et ne peut se comprendre que par elle. C’est pourquoi vous avez encore une fois raison de présenter l’intuition comme une méthode, plutôt que comme une théorie proprement dite. L’intuition dont je parle est avant tout intuition de la durée, et la durée prescrit une méthode. Tout résumé de mes vues les déforme dans leur ensemble et les expose, par là même, à une foule d’objections, s’il ne se place pas de prime abord et s’il ne revient pas sans cesse à cette intuition spéciale qui est le centre même de la doctrine, avec tout ce qu’elle suppose d’effort et parfois de violence pour défaire les plis contractés par nos manières habituelles de penser. / A une dame qui me demandait un jour de lui exposer ma philosophie en quelques mots qu’elle puisse comprendre, j’ai cru bon de faire la réponse suivante : « Madame, j’ai dit que le temps était réel, et qu’il n’était pas de l’espace ». J’ignore si cela a suffi à éclairer mon interlocutrice, mais je tiens pour très salutaire ce genre d’exercice de contraction philosophique qui oblige à mettre à nu et à cerner d’une formule simple et suggestive l’intuition génératrice d’une doctrine ou d’un système de pensée. Il est regrettable qu’il ne soit pas plus largement pratiqué dans les classes. Enfin, disais-je, le temps est réel. Mais quel temps, et quelle réalité ? Toute la question est là, vous l’avez fort bien perçu. La durée d’une réalité qui se fait, d’une réalité se faisant, voilà ce que, d’un ouvrage à l’autre, j’ai constamment visé. Il n’y a là nul mystère, nulle faculté occulte, et c’est pourquoi j’ai pris soin d’illustrer ce point en m’inspirant des expériences les plus ordinaires. Prenez l’escrimeur en pleine action, voyez la direction changeante de ses mouvements, le devenir qui entraîne ses gestes. Lorsqu’il voit arriver sur lui la pointe de son adversaire, il sait bien que c’est le mouvement de la pointe qui a entraîné l’épée, l’épée qui a tiré avec elle le bras, le bras qui a allongé le corps en s’allongeant lui-même : on ne se fend comme il faut, et l’on ne sait porter un coup droit, que du jour où l’on sent ainsi les choses. Les placer dans l’ordre inverse, c’est reconstruire, et par conséquent philosopher ; c’est parcourir à rebours le chemin frayé par l’intuition immédiate du mouvement qui se fait. Je puis me flatter d’avoir suffisamment pratiqué l’escrime, dans ma jeunesse, pour savoir ce qu’il y a d’artificiel dans ce genre de recomposition abstraite : c’est pourtant ainsi que nous raisonnons le plus souvent. Sans doute l’apprenti escrimeur doit-il penser aussi aux mouvements discontinus de la leçon, tandis que son corps s’abandonne à la continuité de l’assaut. Il découpe alors mentalement son propre élan en une succession d’attitudes et de positions. Libre à lui de se figurer, en travaillant l’enchaînement des figures, que c’est la flexion des genoux ou tel mouvement de l’épaule qui, en se transmettant de proche en proche à la main, font mouvoir l’épée vers sa cible. A défaut de souplesse, il y gagnera peut-être en exactitude. C’est ainsi qu’il faut s’exercer ; mais il ne faut pas oublier de sentir. On raconte que le baron de Jarnac s’était préparé au duel en louant les services d’un maître d’arme italien ; mais l’essentiel du « coup » aura consisté à le placer au moment propice. D’ailleurs, la démarche raide de l’analyse ne serait pas si efficace si l’habitude contractée au cours d’une longue pratique ne conférait à l’intelligence une sûreté proche de l’instinct. Ces deux mouvements qui marchent d’ordinaire en sens contraires sont tout près de coïncider lorsqu’il arrive à l’escrimeur d’inventer dans le feu de l’action une nouvelle parade, une nouvelle manière de toucher - et je crois qu’il y a de l’invention dans les sports comme dans les arts. / J’ai été tout particulièrement sensible aux passages que vous consacrez à L’Évolution créatrice. Tout comme la matière est une retombée de l’élan créateur, plutôt que sa négation active, l’intelligence est une détente de l’intuition, plutôt qu’une tendance opposée : c’est dire qu’il y a entre elles deux une affinité essentielle. Sur ce point, j’ai été généralement mal compris, et je vous sais gré d’avoir mis les choses au clair. On m’a fait passer pour un adversaire de l’intelligence, un chantre de l’anti-intellectualisme qui placerait l’instinct au-dessus de tout. Il faut n’avoir jamais ouvert mes livres pour s’imaginer pareille absurdité. Il faut surtout n’avoir pas compris ce que je n’ai cessé de dire, à savoir que l’intuition n’est elle-même qu’un régime particulier auquel se plie l’intelligence lorsqu’en se retournant violemment sur elle-même, elle se rend capable de se dilater pour ressaisir la genèse réelle des choses. Il n’y a que Benda pour croire que l’intelligence y perd quelque chose : à le lire, les concepts seraient des étiquettes dont la forme serait découpée une fois pour toutes et que nous n’aurions plus qu’à coller sur les choses comme sur des pots de confiture. Autant vaudrait dire que toute vérité est déjà virtuellement connue, que le modèle en est déposé dans les cartons administratifs de la cité, et que la philosophie est un jeu de puzzle où il s’agit de reconstituer, avec les pièces que la société nous fournit, le dessin qu’elle ne veut pas nous montrer. Cette image grotesque de la connaissance nourrit plus souvent qu’on ne l’imagine la demande de « critères » sûrs pour l’application des concepts. Mais le rationalisme élargi réclame des outils nouveaux, et pour commencer une idée différente du concept. Platon, vous le rappelez, compare le bon dialecticien au cuisinier habile qui découpe la bête sans lui briser les os, en suivant les articulations dessinées par la nature. L’image du squelette est encore trop rigide, mais tel était bien, pour moi, le concept de durée : un outil aussi simple, aussi tranchant, que le fil de l’épée. Pourtant, comme chaque chose a sa manière singulière de durer, c’est à peine s’il convient d’écrire le mot durée au singulier. Il n’y a jamais que desdurées, et chaque durée est en elle-même multiple. Derrière le concept de durée, il y a le problème du multiple : non pas le multiple en général, mais un multiple d’un genre particulier, dont la définition exige un effort de création spécial. La représentation d’une multiplicité de pénétration réciproque, toute différente de la multiplicité numérique, est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu. Il n’y a pas d’autre moyen de traduire une durée hétérogène, qualitative et réellement créatrice. Je ne sais si le rapprochement que vous suggérez avec les multiplicités de Riemann - auxquelles je n’avais pour ma part jamais songé - permet de préciser cette intuition sans nous reconduire à l’extériorité réciproque des parties qui caractérise selon moi toute représentation spatiale. J’ai parlé de la nécessité de penser au moyen de concepts plus /fluides/ souples. Si le mot « concept » ne devait plus convenir, je l’abandonnerais sans regret. Il est certain, en tout cas, qu’une telle tâche demande à l’esprit un grand effort, la rupture de beaucoup de cadres, quelque chose comme une nouvelle méthode. Car l’immédiat est loin d’être ce qu’il y a de plus facile à apercevoir et surtout à penser. Et cependant, il n’est pas non plus l’ineffable, qui est une coquetterie, et plus souvent encore, une facilité. / Or sur ce point, votre étude tranche sur celles qui m’ont été consacrées jusqu’ici. Je réclame en philosophie une certaine manière difficultueuse de penser - comment a-t-on pu s’y tromper ? Et votre commentaire, parce qu’il prend au sérieux l’idée d’une méthode de précision en philosophie, découragera plus d’un lecteur qui aura cru y trouver de belles pages sur le sentiment du moi qui dure ; mais ceux qui attendent autre chose de la uploads/Philosophie/lettres-de-bergson-a-deleuze.pdf
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- Publié le Jui 20, 2021
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