INSOMNIAQUE À ÉPHÈSE Peter Sloterdijk et Olivier Mannoni Gallimard | Les Temps

INSOMNIAQUE À ÉPHÈSE Peter Sloterdijk et Olivier Mannoni Gallimard | Les Temps Modernes 2008/4 - n° 650 pages 219 à 234 ISSN 0040-3075 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2008-4-page-219.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sloterdijk Peter et Mannoni Olivier, « Insomniaque à éphèse », Les Temps Modernes, 2008/4 n° 650, p. 219-234. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard Peter Sloterdijk INSOMNIAQUE À ÉPHÈSE DES DÉMONS DE L’HABITUDE ET DE LEUR DOMESTICATION PAR LA PREMIÈRE THÉORIE Ludwig Binswanger fut vraisemblablement le seul psychiatre dont Foucault ait su qu’il le comprenait, pour ne pas dire qu’il le prédisait — dans le sens où il trouvait dans ses écrits les principaux éléments d’un langage adapté à la vie en péril. Il avait découvert chez lui l’interprétation tragique de la verticalité, selon laquelle la « présomption » de l’existence représente une situation où l’on est coincé, assis sur une branche trop élevée de l’échelle existentielle. C’est à lui qu’il reprit aussi, manifestement, l’allusion à la pièce de Henrik Ibsen créée en 1892, Solness le constructeur — l’histoire de cet architecte maniaque qui « construit plus haut qu’il n’est capable de monter » et qui finit par se précipiter dans la mort depuis l’alti- tude invivable de sa tour1. Avant tout, Foucault devait à Binswanger la compréhension précoce du problème fondamental de sa propre existence que Binswanger avait résumé dans des expressions géné- rales relevant de l’analyse de l’espace, comme une disproportion entre l’étendue et l’altitude — ou entre le discours et le vol. Comme l’a montré Binswanger dans son essai sur la présomption en 1949, cette disproportion peut se présenter ou bien sous la forme d’une versatilité maniaque et d’un refuge, par la fuite des idées, dans les 1. Cf. l’allusion de Foucault à Solness dans son introduction à Lud- wig Binswanger, Le Rêve et l’existence, trad. J. Verdeaux, Paris, Desclée de Brouwer, 1955. J’ignore si Foucault avait lu le livre de Binswanger, Henrik Ibsen und das Problem der Selbstrealisation in der Kunst, Heidel- berg, 1949. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard vols imaginaires2, ou bien se manifester comme une escalade schi- zoïde d’altitudes qui n’ont aucun rapport sensé avec l’étroitesse de l’horizon empirique3. Pour le dernier cas, la thérapie consiste en une sorte d’intervention de sauveteurs en montagne. Il faut ramener l’escaladeur égaré dans la forêt et lui expliquer le terrain jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’en respecter les réalités à l’ascension sui- vante. Parmi les éléments qui permettent de les comprendre, on trouve la relation entre le niveau de difficulté de la pente et le niveau de formation de celui qui la monte. La thérapeutique de l’analytique de l’existence est donc plus une éthique qu’une médecine — elle offre un mode d’emploi pour un comportement conscient des proportions dans l’espace existen- tiel. Cet espace a une structure existentielle dans la mesure où les dimensions de la verticalité et de l’horizontalité ont un sens éthique, et pas une signification géométrique. L’horizontal symbolise ainsi l’expérience et la « discursivité4 » — il est possible que Foucault ait puisé ici l’idée d’une analyse du discours comme acquisition de compétences et capacité de navigation dans l’espace horizontal —, la verticale symbolisant le niveau hiérarchique et la faculté de déci- der, pour autant que la hauteur existentielle implique la dimension de la capacité à prendre une décision. On aperçoit ainsi un concept de l’éthique dans lequel ce ne sont pas les valeurs, les normes et les impératifs qui se situent au centre, mais les orientations élémentaires. Dans l’accès qu’offre l’éthique de l’orientation au « comment », au « vers où » et au « pour quoi » de l’existence, on part du principe que les « sujets » — les existants, en tant qu’ils ont ou n’ont pas une capacité à vivre — sont « tou- jours déjà » immergés dans un champ à partir duquel ils sont appro- visionnés en voisinages, ambiances et tensions d’orientation fonda- mentaux. Dans ce sens, l’éthique est la théorie des premières ouvertures et des premiers saisissements — et par là-même une LES TEMPS MODERNES 220 2. En français dans le texte (N.d.T.). Cette expression joue un rôle clé dans l’œuvre que Gaston Bachelard a consacrée à l’air et aux songes. 3. L. Binswanger, Drei Formen missglückten Daseins. Verstiegenheit Verschrobenheit Manieriertheit, Tübingen, 1956, p. 6. En français, Trois formes manquées de la présence humaine : la présomption, la distorsion, le maniérisme, trad. J.-M. Froissart, Paris, Le Cercle herméneutique, 2002. 4. Ibid. p. 4. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard INSOMNIAQUE À ÉPHÈSE 221 science première. Les choses premières ne sont pas des données, qu’elles soient définies comme des dates, des faits, des objets, des états de fait ou des programmes, mais des courants tendanciels entre les extrêmes : alourdissements, allègements, resserrements, élargis- sements, penchants, aversions, dépressions, élévations. En tant que matrice des « humeurs ou des « tonalités » (Stimmungen), que Heidegger a explorées pour la philosophie, elles constituent un complexe d’éclaircissements et d’orientations prélogiques dans les- quels sont intégrés, par suspension, les rapports logiques, objectifs et évaluateurs du monde. Le tout premier indice d’une pensée située dans l’espace de l’Europe antique et dans laquelle une éthique, au sens auquel nous avons fait allusion, accède au langage, on le découvre dans un volume de fragments attribués au protophilosophe ionien Héraclite, qui vivait au tournant du VIe et du Ve siècle avant J.-C. Je pense ici avant tout au fragment 1025, aussi fameux qu’énigmatique et rap- porté par Stobée, e ¯thos anthrópo daímon, qui, dans la traduction allemande qu’en donne Mansfeld, est rendu par « Le comportement (ou caractère) de l’homme est son destin6 ». On le sait, Heidegger, dans sa Lettre sur l’humanisme de 1946 adressée à Jean Beaufret, n’a pas voulu se contenter de cette traduction triviale. Il lui reproche d’être pensée en termes modernes et non en termes grecs, et lui sub- stitue celle-ci : « Sa qualité, pour l’homme, est son démon7. » Pour remettre l’affaire d’aplomb, Heidegger juge nécessaire d’y inscrire l’artillerie lourde de l’ontologie fondamentale. Il traite les modestes expressions e ¯thos et daímon comme s’il s’agissait de biens déposés dans une banque de l’histoire des idées et qui, même avec un taux d’intérêt extrêmement bas, n’ont pu, au bout de plus de deux mille cinq cents ans, que croître pour former une fortune gigantesque. A l’en croire, seule l’ontologie fondamentale a le droit de faire des retraits sur ce compte antique du sens, parce qu’elle seule est capable de penser à la fois sur un mode présocratique et sur un mode postmétaphysique. Je voudrais montrer ici dans quelle mesure il 5. D’après la numérotation de J. Mansfeld in Die Vorsokratiker I, Stuttgart, 1983, p. 275. 6. « Des Menschen Verhalten (oder : Charakter) ist sein Schicksal » (N.d.T.). 7. « Seine Eigenart ist dem Menschen sein Dämon. » (N.d.T.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 13h06. © Gallimard n’avait pas tout à fait tort de faire cette suggestion, abstraction faite de son caractère surtendu. Pour aller au plus près du trésor sémantique, le penseur fait appel à une ruse herméneutique : il fait un rapprochement entre, d’une part, la phrase sur l’e ¯thos et le daímon et, d’autre part, l’anec- dote colportée par Aristote, selon laquelle Héraclite, voyant un groupe d’étrangers désireux de lui rendre visite et qui hésitaient après l’avoir trouvé se réchauffant contre le four à pain, les invita à entrer en ses termes : « Ici aussi les dieux sont présents. » La stra- tégie de contextualisation est aussi simple qu’efficace. De la même manière que l’anecdote du poêle doit rappeler que même dans l’or- dinaire, l’extraordinaire transparaît, et que même dans le plus insi- gnifiant le divin est présent, cette phrase doit exprimer le fait que le connu transparaît dans l’inconnu et uploads/Philosophie/ltm-650-0219.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager